Cœur des Ténèbres de Joseph Conrad et Bêtes, Hommes et Dieux de Ferdynand Ossendowski sont deux récits de la dérive, de l’enfoncée progressive dans une nuit fascinante de cruelle beauté.
(Ci-dessus, Le Petit Messager, de Dürer.)
« Sans nous communiquer nos sensations, nous jouissions avec délices de la beauté du spectacle qui nous entourait, lorsque le chevalier de B***, rompant brusquement le silence, s’écria : "Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes, un de ces hommes pervers, nés pour le malheur de la société ; un de ces monstres qui fatiguent la terre…"
‘’Et qu’en feriez-vous s’il vous plaît (ce fut la question de ses deux amis parlant à la fois) ?" "Je lui demanderais, reprit le chevalier, si cette nuit lui paraît aussi belle qu’à nous." »
Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre
Si, d’emblée, Cœur des ténèbres se pose comme un chef d’œuvre, dont on sent immédiatement (sans la comprendre tout à fait) la remarquable profondeur, par la puissance subtile de son style, cette sorte de veille en compagnie d’un prolixe narrateur à la fois détaché et imprégné, au contraire Bêtes, Hommes et Dieux s’offre d’abord comme un récit factuel, une recension méticuleuse de faits rudimentaires, hors de toute hallucination métaphysique. Chacun de ces livres a été une source d'inspiration prolifique : chez Coppola avant tout pour Conrad, avec Apocalypse Now, mais aussi chez Werner Herzog pour Aguirre, la colère de Dieu ; Ossendowski a quant à lui inspiré un récit de Jean Mabire, Ungern le baron fou, puis le superbe Corto Maltese en Sibérie par Hugo Pratt.
Commençons donc par le moins fameux de ces récits, par le voyage étonnant d’Ossendowski de Caucase en Mongolie. Nous voici en 1920 dans une Russie cadavérique que se partagent avec avidité les différentes factions qui se sont progressivement constituées dans le courant des deux révolutions de 1917. Ossendowski, ingénieur et homme politique libéral s’étant affirmé dans la foulée de la révolution de 1905 prend le parti de fuir les bolcheviks pour sauver dans son existence quelques soupçons de liberté. Le narrateur expose donc la progression journalière de son périple : il s’agit de traverser de la Russie d’Ouest en Est pour parvenir en Inde britannique.
L’écriture est efficace. Pas de lyrisme emphatique, le récit de concentre au début sur des thèmes pragmatiques : « la lutte pour la vie », dans une nature qui « détruit le faible et aide le fort ». L’affaire est avant tout de se nourrir, de se protéger du froid : grâce à son compagnon, il s’initie à la vie dans la forêt, à la survie face à la nature. L’autre nécessité est d’échapper aux sbires errants de la révolution bolchevique – bandits, assassins et pillards.
Mais progressivement, alors que notre homme pénètre une seconde fois dans la Mongolie, on voit le récit dériver vers une réflexion spirituelle, qui passe par l’évocation (la pure puissance du mot, ou de la description imprécise) puis l’enquête autour de figures spirituelles de plus en plus fortes, celle du lama vengeur, puis celle du Baron Ungern, celle du Bouddha vivant, et enfin celle du Roi du Monde. À l’opposé d’une Russie sans âme, le narrateur est aux prises avec le sacré, c’est-à-dire « ce qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect » (Trésor de la langue française). C’est cet inviolable séparé que l’auteur cherche à pénétrer, et c’est ce qui lui fait passer progressivement de la quête de liberté à la quête de mystère. Toute découverte du narrateur est un obscurcissement. « Ce mystère d’entre les mystères a pour gardien le silence. »
Et c’est ici que confluent Bêtes, Hommes et Dieux et Cœur des ténèbres. Ces deux récits sont des études sur le mystère, avec sa part envahissante de ténèbres mais aussi sa pureté ; ce sont des livres sur le mal et sa fulgurante beauté – ce qui n’est pas une mince affaire de la littérature.
Face à la barbarie absolue des rationalistes, les diplomates chinois avides ou, plus encore, celle des démons assoiffés de sang (« ces bêtes », pour reprendre le mot du baron), se dresse une force de la purification par le sang, comme une sorte de nouveau déluge qui doit « arracher la mauvaise herbe », et ce dans une cruauté assumée, commune à tous les grands bouddhistes que rencontre Ossendowski. Du simple combat entre les bons, défenseurs de la tradition – les Mongols, les Russes blancs, contre les adversaires de ceux-ci et les destructeurs – les rouges, les Chinois, on passe à des figures qui mêlent l’élan le plus pur à une bien franche cruauté, parmi lesquels le baron Ungern von Sternberg, « le dieu incarné de la guerre » est l’exemple le plus saisissant.
Marlow quant à lui expose, sans complaisance, la stupéfiante cruauté des agissements de Kurtz, il exhausse surtout à la différence de tous les idolâtres qu’il rencontre la bassesse qui fonde toute cette fureur de tamtam et d’ivoire : la cupidité, l’appât, l’abêtissement de cet homme qui « aurait été un superbe chef de parti extrême »… « The horror ! The horror ! ». Il demeure que « c’était un homme remarquable », par cette puissance poétique, quelque chose de noble et pur. Oui, voilà le fait : Kurtz est « un homme d’exception », et d’ailleurs la découverte des massacres présidés par ce très excellent pèlerin ne fait que renforcer la fascination qu’il exerce sur Marlow, faite d’échos imprécis, d’évocations enchantées, de pures affabulations. À la différence de l’auteur de Bêtes, Hommes et Dieux, Marlow prend lui-même en charge la dimension métaphysique du texte, c’est à travers sa narration hésitante, tantôt admirative de Kurtz – de sa voix, notamment – tantôt amère, que l’ambiguïté de ce cœur de ténèbres – de Kurtz, donc – se manifeste. Marlow ne rapporte pas des faits et gestes, mais précisément ce trouble, cet indistinct, cette trouée progressive dans d’opaques ténèbres ; la prose de Conrad est coulante comme sa traversée du Congo, moite, étouffante, pleine de bas-fonds et d’environs mystérieux, cernée d’yeux soupçonneux et étranges.
Ferdynand Ossendowski, par son écriture nette et journalistique (aussi nette que le tracé horizontal des steppes de Mongolie, même dans les épisodes les plus fiévreux du voyage), par le début de son récit si factuel et prosaïque, brouille la perception que le lecteur peut avoir des événements contés. Plus encore, par elle-même, l’onomastique exotique et mystique renforce d’ailleurs immédiatement la force de fascination exercée par le récit. C’est donc ce style sec qui accueille le surgissement de l’étrange au cœur de la vie ordinaire, sans préparation – l’étrange, le miraculeux, le sacrificiel. Cette cruauté paraît souvent rejetée par le narrateur, notamment au moment des massacres perpétrés par les Mongols qui écœurent les rescapés de la Russie libre, mais il demeure que l’auteur ne cache jamais son admiration pour le peuple qui trouve son incarnation dans Gengis Khan, et qui de ce fait se place dans la lignée de ce rayonnement d’une abondance violente. Il est sensible à ces figures de demi-dieux, ces « dieux-vivants », qui communiquent avec Dieu, produisent des rites étranges, sont prophètes et magiciens. Dégoûté du matérialisme russe et de ses massacres de petits fonctionnaires, il va au devant de ces êtres qui semblent par-delà bien et mal, qu’il s’interdit de les juger selon les critères de l’Occident et du christianisme. Si Marlow demeure tout à fait étranger aux coutumes des indigènes, Ossendowki, par sa slavophilie assumée (« Nous autres Polonais, sommes historiquement unis à la Sibérie et à l’Asie », affirme-t-il dans la préface de L’Homme et le mystère en Asie), semble considérer la piété brutale des divers peuples orientaux, faite de magie, de sacrifices humains et de croyance dans la réincarnation du grand Gengis Khan, comme le retour à une sorte de pureté archaïque (et donc fondamentale) mise à bas par la civilisation industrielle. Cette piété est pleine de terreur : voici Touchegoun Lama, « l’ami puissant et étrange du Dalaï-Lama » – « un coup de couteau, une balle de pistolet, des doigts vigoureux serrant le coup comme un étau, telles étaient les formes de justice qui accompagnaient les plans de ce faiseur de miracles ». Il est d’ailleurs assez surprenant d’apprendre que l’auteur de ce récit a fini par se convertir au christianisme, tant le narrateur semble tendre vers un bouddhisme de la célébration des étoiles dansantes, celui de Gengis Khan et Roman von Ungern-Sternberg, celui des équilibres cosmiques et des rituels sanglants, celui du rêve d’Agharti, le continent souterrain où demeure le Roi du Monde.
Le « baron fou» (Ungern) en 1921
« Déploration de la médiocrité des criminels actuels, ce type de criminel raté. "La représentation nous répugne, que tous les grands hommes étaient des criminels, uniquement dans le grand style et non pas à l’état misérable, que le crime appartient à la grandeur". Se sentir "hors-la-loi" à l’égard de son origine, de sa conscience, de son devoir — tout grand homme connaît ce danger qui lui est propre. » (Fragments posthumes 9.120, Nietzsche).
« Le grand conquérant Gengis Khan, fils de la triste et sévère Mongolie, monta, nous dit une vieille légende mongole, jusqu’au sommet du Karasou Togol et promena son regard d’aigle d’est en ouest. À l’ouest, il vit un océan de sang humain au-dessus duquel flottait une brume pourpre qui lui cachait l’horizon ; de ce côté, il ne put découvrir son destin. Mais les dieux lui ordonnèrent de marcher vers l’est, et d’emmener avec lui tous les guerriers des tribus mongoles. À l’est, on vit de riches cités, des temples resplendissant, des foules heureuses, des jardins et des champs fertiles, et tous ces spectacles le remplirent de joie. Il dit à ses fils : "À l’ouest, je serai le fer et le feu, le destructeur, le destin vengeur ; à l’est, je viendrai comme le grand bâtisseur miséricordieux, apportant avec moi le bonheur pour le peuple et pour le pays." »
Comme Gengis Khan (malgré son extraction occidentale, ce qui constitue un des points d’intérêt du roman), Kurtz est dépourvu de retenue dans ses actions : il est d’une sauvage et tranquille violence. Il ne se retient pas car, à la différence du pragmatisme (finalement assez anglais) de ses camarades, il a des rêves de grandeur, d’infini. C’est par une sorte de sentiment du sublime, en fin de compte, que la fureur de ces âmes éprises de hauteur nous éblouissent, qu’elles nous apparaissent, dans leurs ténèbres les plus pures, par-delà bien et mal... précisément de même que les saints qui s’embarrassent assez peu de raisonnements moralistes ou, pour le dire plus nettement, de kantisme. « On ne peut pas juger M. Kurtz comme on jugerait un homme ordinaire. » Il s’agit en somme d’un sentiment de sublime – certes, ces hommes font des atrocités auxquelles nous n’oserions penser, mais ils nous dépassent tellement, comment peut-on prétendre porter un jugement sur leur agir ? « Les hommes de génie sont comme des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle », affirmait Napoléon. Peut-on imaginer Alexandre le Grand en vieillard, tentant vainement de préserver son flamboyant empire ? Y-a-t-il pour sa postérité une conclusion meilleure que cette désespérante dispute qui consacre son apparition sur le monde comme une sorte d’éclair soudain, d’épiphanie, un pur monolithe de passion que les philosophes étourdis nommeront avec révérence l’âme du monde ?
C'est la saisissante distance critique que prend T.E. Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse sur cette épopée légendaire qu’il s’applique pourtant du même coup à fixer qui peut, à mon sens, éclairer cette affaire. Je cite les premiers chapitres du livre (chapitres remarquables que je t’engage, cher lecteur, à lire) : « De par notre propre volonté nous étions vidés de volition libre, de moralité, de responsabilité, comme les feuilles mortes du vent. […] Nous avions toujours du sang sur les mains ; on nous en avait donné la licence. Blesser, tuer, semblaient des douleurs éphémères, si brève et si meurtrie était la vie que nous possédions. La peine d’exister était si grande que la peine de punir devait être impitoyable. […] Le désert ne permettait pas les châtiments longs et raffinés des tribunaux et des geôles. »
Il est gênant de constater ici que le mal absolu peut apparaître tout à fait analogue à l’absolue sainteté – symétrique. Comme s’il y avait une place, dans les médiocres occupations des hommes – médiocre vertu, mesquinerie médiocre (au sens neutre) pour la rationalité calculatrice, et qu’il y avait deux extrémités (damnation et salvation irrémédiables, cœur des ténèbres et inondation de lumière) où l’action coïncide avec la passion, où la liberté ne s’exprime que dans un instinct assuré, un dépouillement, un abandon. Kierkegaard a augustement commenté le cheminement d'Abraham pour sacrifier Jacob au Seigneur dans Crainte et tremblement : le prophète, dans un acte que notre intelligence ordinaire ne peut en aucun cas comprendre, accepte de livrer son fils bien-aimé précisément parce qu'il a confiance dans l'amour infini de Dieu envers chacun de ces enfants, exemple s'il en est de cette sainteté qui se hausse par-delà la morale commune jusqu'à peut-être devenir objet de révulsion. Au reste, un timbré parfaitement malsain comme George Bataille avait aussi mis en avant cette similitude entre la sainteté mystique, celle qu'on peut lire dans La Nuit obscure de Saint Jean de la Croix et ses propres explorations de l’abjection la plus radicale.
La différence entre la pesanteur et la grâce n’en demeure pas moins fondamentale. Le damné veut toute chose pour nihiliser toute chose, pour faire déchoir toute réalité du monde dans la plus pure vanité. Au qualitatif succède le quantitatif, à la quête de sens succède le nihilisme. Passion irrépressible pour l’or jusqu’à ce que la conséquence du chiffre ne corresponde à aucun besoin réel, à aucune joie réelle, multiplication des conquêtes militaires, féminines, jusqu’à ce que disparaisse le sens de la terre et la joie de l’amour. Au contraire, chez le saint, la reconnaissance de Dieu réduit toute chose à néant pour mieux la reconnaître, relativement. La dépouillement de l’âme précède un grand oui à la vie où toutes les réalités du monde sont reconnues dans leur éminente dignité parce qu’elles sont toute relatives à Dieu : le saint ne renie rien mais il ordonne toute chose à ce qui lui donne être et consistance, sa tâche est d’exhausser le sens véritable, mystérieux, lumineux des choses, pour les sanctifier.
Le Roi des Belges, navire d'exploration du Congo ayant inspiré Joseph Conrad
En préconisant le « sens extramoral », Nietzsche apparaît en somme comme un défenseur de l’âme héroïque peu importe sa substance. La Cléopâtre du Rodogune de Corneille est, au sens nietzschéen, surhumaine : elle outrepasse un moralisme semi-vrai, inabouti, celui de l’éthique protestante et kantienne du devoir universel et désincarné ou de l’utilitarisme anglais. « Tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme, qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent », commente Corneille dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique. La question véritable est de savoir si la cruauté du personnage est dépassement ou régression. Peut-être que les préceptes un peu pauvres et timides de la morale ordinaire, les modèles transmis par des siècles où se croisèrent effectivement des saints, des hommes ordinaires et des salauds, ne demandent qu’à être époussetés, restituées dans l’absolue pureté à laquelle ils tendent secrètement.
Toujours est-il que nous devons admettre l’ambiguïté foncière de ces figures malines, ces seigneurs de guerre, de sang et de poésie que sont Kurtz et les mystiques rencontrés par Ossendowski. Bêtes, Hommes et Dieux comme Cœur des ténèbres doivent être lus précisément parce qu’ils exposent cette sombre beauté du mal, de la grandeur dans le mal (entre autres excellentes raisons, bien sûr). En fin de compte la figure du grand homme (Gengis Khan, Napoléon, Kurtz, Ungern, Lawrence) même si toute son œuvre n’est que « vanité et poursuite du vent », comme dit l’Ecclésiaste, manifeste les forces de l’esprit, du dépouillement ; il est source d’enthousiasme, il est « professeur d’énergie », dit Barrès à propos de Napoléon, mais il est aussi source d’inquiétude, puisqu’il montre le dévoiement potentiel et fatal de cette puissance qui traverse l’homme dès lors que ce dernier a l’orgueil de croire que tout ce pouvoir vient de lui-même.
Ernest-Hilare de la Motte-Flanquin