... éloge du délassement !
(L'image de titre vient des Vacances de Monsieur Hulot, de Jacques Tati.)
Il y a longtemps que nous ne publions rien, dans Le Canard sauvage : ce laps de temps, sans être tout à fait inédit, est inhabituel pour une revue telle que la nôtre, tenue d’une main de maître depuis un peu plus d’un siècle par M. de la Motte-Flanquin, et tellement coutumière à la rédaction régulière.
On dirait même, en somme, que nous avons pris des vacances.
On n'aurait pas tort.
Et nous avons vu que cela était bon.
Quel est donc ce bien, très particulier, ce calme très particulier et cette joie très particulière, que l’on peut trouver dans la vacance ? Et quelle est sa valeur ? On parle souvent de « se ressourcer », et si une telle expression ne nous retient plus beaucoup, par son usage aussi fréquent de superficiel, nous pouvons, je crois, en restituer quelque peu le sens, pour augurer une déambulation de pensée.
La source, c’est le centre (se ressourcer, c’est communément synonyme de « se recentrer »), l’essentiel, c’est ce dont on vit et qui nous fait jouir de la vie – et cette jouissance, la désaltération, est aussi élémentaire que fondamentale. Elle est le symbole de la vie, et c'est par cette image, dans la littérature biblique, que l’on désigne la Vie véritable (la vie dans le Christ) : « la vie en abondance », « la source vive », etc.
La source est aussi ce qui coule, qui se déploie et qui chemine au travers du monde, elle est le fondement intérieur et caché dont procède la rivière, le fleuve, comme l’âme intérieure peut être le fondement caché dont procède notre agir mondain. Mais le fait est que notre agir mondain nous oblige à être tout focalisé vers le monde, tout tendu vers une efficience qui repose essentiellement sur une simplification du monde : dès lors, pour penser notre ancrage dans le monde, on crée des outils physique ou conceptuels que l’on applique à la réalité. Il ne s’agit pas, à la manière d’un être distrait, ou naïf, de se laisser étonner par le monde, non : il faut trancher, avancer à la serpe, définir de grandes entités, réduire notre expérience du monde pour mieux avoir prise sur lui et, en fin de compte, « oublier la vie », selon le mot de Michel Henry. On réduit les interactions à des échanges forcément intéressés, en oubliant toute forme de gratuité parce que l’on ne peut pas avoir prise sur elle objectivement (elle repose précisément sur une expérience de la vie), on réduit les relations à des hiérarchies, et les hiérarchie à des dominations abstraites (aussi abstraite que l’idée que l’on oppose à celles-ci : l’égalité), en oubliant ce que peut avoir de beau, de gratuit, dans l’élévation mutuelle entre des êtres qualitativement différents, ayant chacun leurs hauteurs et leurs vanités. On laisse triompher l’alliance totalitaire d’une logique marchande et d’une barbarie technique, parce qu’on refuse notre rapport primitif au monde.
Michel Henry
Ce qu’on refuse, c’est le passage de l’ombre à la lumière, le surgissement de l’eau souterraine à la clarté saisissante du monde ; c’est l’étonnement joyeux et enfantin, la capacité à affirmer quelque chose à partir de soi, à différencier et à valoriser le monde, à approfondir sans cesse notre saisie du monde à la première personne, jusqu’à élever l’existence à une perception (j’insiste) naïve de l’universel ; ces affirmations à l’emporte-pièce, ces prises de positions sur ce qu’on en maîtrise pas tout à fait, on les méprise un peu : on se veut déniaisé et « critique », et du haut de cet esprit critique d’adolescent, on affirme avec orgueil et pompe que ça y est, on s’est enfin défait de soi, on ne peut vraiment plus rien affirmer (sinon des choses objectives et sans qualité, ou bien des constatations subjectives et seulement subjectives, toute closes sur elles-mêmes).
Vous direz que je divague… Eh bien, figurez-vous, pas du tout !
Je suis d’ailleurs plutôt heureusement étonné par la pertinence de mon analogie aquatique ! Voyez : un regard technique n’a que faire du rayonnement propre de l’eau, de ce qu’elle est dans sa plénitude poétique, symbolique, esthétique, et il n’a d’ailleurs que faire de la matérialité même de l’eau – peu lui importe s’il ne s’agit que de la canaliser, de la maîtriser, de même. Et de même tous les impératifs de notre vie nous empêchent d’être véritablement présents au monde, attentifs à son rayonnement propre – je conserve l’expression, certes analogique voire métaphorique, de rayonnement : elle exprime assez bien le sentiment de ce qui excède diffusément le regard technique (si propice à la séparation, à la réduction et à la définition univoque), à savoir la plénitude de sens du monde, éprouvée dans toutes les dimensions de notre vie, dans la durée propre à notre vie.
Le temps de notre vie est haché, écartelé par toutes nos obligations professionnelles ou sociales, par cette routine, assez disharmonieuse dans son tempo, toute d’empressements subits et de respirations mal calibrées (ces trous que l’on occupe aussitôt par des activités bien vaines). Ce qui fait la disharmonie du rythme de notre vie, c’est précisément qu’il n’est pas accordé à notre vitalité intérieure, à ses besoins de repos et d’élans, à son équilibre propre : ce rythme n'est pas grâcieux ; il le serait s’il reposait sur une participation pleinement aboutie au monde, si la spontanéité d’une vie intérieure savait se parer de cette souplesse allègre qui fonde probablement une bonne part de ce que l’on nomme « l’élégance »… « et cela doit être comme un ornement qui harmonisera et accompagnera tous ses actes » (Castiglione, Le Livre du courtisan, I).
Le triomphe du monde sur soi est inélégant. Il est même ridicule. « Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involontairement. Ce n’est donc pas son changement brusque d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. » (Bergson, Le Rire, Essai sur la signification du comique, I, 2) On pense à Charlie Chaplin, qui fait de ce triomphe du temps de la technique un ressort (le mot tombe à pic) comique bien connu dans Les Temps modernes. Mettez Charlot en vacances, asseyez-le posément, auprès d’un feu, au cœur d’un foyer familial tranquille, et le rire s’éteindra. « Pénétrer trop avant dans la personnalité, rattacher l’effet extérieur à des causes trop intimes, serait compromettre et finalement sacrifier ce que l’effet avait de risible. » Le « ressourcement » des vacances, c’est l’intimité restituée. Notez, le rire pourrait aussi bien se renverser, à travers le détachement suprême d’un Monsieur Hulot, vis-à-vis de l’agitation ambiante, petit personnage délicatement poétique à l’allure vagabonde mais imperturbablement calme (c’est peut-être grâce à la pipe !) et à l’œil enfantin.
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Toute notre culture crève de son oubli de la vie originaire, et le rattachement de l'art aux sciences sociales, dont le projet n’est rien d’autre que d’objectiver l’homme et de disloquer le sentiment qu’il a de sa liberté, le montre bien. En 1960 déjà, M. Gracq (cet homme qui sut si bien demeurer attaché à la vie, à ses préférences à lui et à la lecture et à l’écriture au participé présent, cet homme qui sut vivre détaché de toutes les modes de son temps), dans une excellente conférence prononcée à l’ENS, mettait en garde la littérature de son temps contre cet emprise de la technique sur l’art : « Combien de fois la littérature contemporaine nous donne-t-elle l’impression fâcheuse d’un écrivain qui a du talent contre sa technique, dont le talent nous fait signe désespérément à travers de mornes épaisseurs grisâtres qui s’entassent dans son livre seulement pour le mettre en règle – parce que l’écrivain a davantage l’orgueil de son système que l’orgueil de son talent. » (« Pourquoi la littérature respire mal » – Gracq souligne). Un peu avant, l’auteur du Rivage des Syrtes fustigeait l’émergence de ces « œuvres de l’esprit plutôt que de l’âme », alors même (le mot est cette fois de Hölderlin, dans Hypérion), que « L'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable. »
N'est-ce pas précisément le temps des vacances qui ouvre à nouveau, et très grand, les portes de l'imagination ? J'ai souvenir de ces heures passées dans les maisons de grand-mères, où les odeurs du passé et de la nature se mêlaient aux formes magiques de Tolkien, ou plus simplement, aux équipages de pirates ou aux légions romaines. Nous marchions en rang, mes cousins et moi, dans les champs de maïs, de grands bambous à la main, et le réel se révélait comme l'entremêlement des choses de la matière et de celles de l'esprit. Enfin délassé du poids d'un agir programmatique et pragmatique, les vacances font retrouver à l'homme cette affinité secrète qui le lie à ce que Vico nomme les « universaux fantastiques », formes trop lumineuses pour être pleinement saisies mais ô combien concrètes, si bienveillantes si on leur fait accueil. On s'y retrouve semblable en somme au Laërtide, dont la marche aux travers des embûches du monde, dans notre constatation étonnée de « la consistance, la solidité des choses » (préface de La Politique considérée comme souci) n'est jamais détachée du regard bienveillant, de cette bonne veille, oui, le mot est magnifique, de Pallas Athéna. Les vacances, en ce qu'elles nous ramènent toujours à ce rapport au monde qui fut celui de l'enfance, tracent la voie d'une intelligence qui ne se déprenne pas méthodiquement de tout ce rapport primitif au monde où toute connaissance est amour, qui ne commette pas l'affront de rejeter orgueilleusement la beauté du monde et la pureté de la vie. On pourrait nous dire à l'envi que la naïveté retrouvée sera toujours une illusion. Mais quoi qu'on dise de toute la marche dialectique de l'histoire (qu'elle soit autorévélation de l'Esprit ou de la Matière), malgré toutes ces « bêtises » que l'on a pu dire à partir du concept de médiation (comme l'affirme Kierkegaard dans La Reprise), il n'en demeure pas moins que la pureté de l'âme, et même dans une spontanéité infiniment profonde, peut toujours sourdre au cœur de l'existence, car elle a part à la vie. Les vacances doivent être l'occasion d'une affiliation de la rationalité à toutes les dimensions de la vie. Elles doivent être l'occasion d'une naissance nouvelle de la raison comme ce qui ordonne les forces de l'imagination, de la chair, de l'esthétique ; une raison dont le fondement absolu serait une assomption pleine et entière de notre condition d'homme (et cette assomption doit être toujours ressaisie et approfondie, car un seul homme a su assumer pleinement notre condition – il y a deux-mille ans). C'est un tel consentement au monde qui permit l'engendrement, en France, au cœur du XXe siècle semble-t-il tellement revenu de toutes fables, des œuvres les plus hautes de l'esprit humain, tellement pleines de vie et de poésie, celles de Saint-John Perse, de Charles Péguy, d'André Suarès, de Paul Gadenne, de Julien Gracq, et bien d'autres.
Il nous faut préciser, ressaisir ce que peut être effectivement la déprise des choses routinières que constituent les vacances.
Henri Bergson
Reprenons : habituellement, « vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. » (Le Rire encore, III, 1) Dans ce pragmatisme de tous les jours, on distingue méthodiquement la réflexion, qui n’est qu’intellectuelle, de l’action, qui n’est qu’une application technique – et l’habitude de ce tour de pensée conclut à réaliser cette séparation qui n’était d’abord qu’abstraite, dans l’appréhension existentielle que nous avons de notre action. Mais une fois toutes ces préoccupations, qui séparent notre être en fonctions distinctes, vacantes, l’homme peut enfin se laisser distraire : il s’épanouit à la manière de l’artiste dépeint par Bergson, dont l’âme est plus détachée de la vie dans ses impératifs pratiques. « Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. » (ibid.)
Les vacances instaurent une position de retrait vis-à-vis du monde. En tant que moment d’abstraction de soucis qui ont effectivement leur validité, elles sont par définition temporaires. Elles peuvent être définies comme un détachement de l’action, et de ses impératifs. En vacance, on est distrait : on laisse le corps et la pensée se promener. Les vacances sont le règne enfin rétabli de la gratuité (car la joie, par son immédiateté, est toujours gratuite), dans le jeu, la nature, les bons repas et la conversation, les découvertes culturelles, les copains ou la famille. On s’y déleste du poids du donnant-donnant, des mondanités, de tout ce qui intéresse l’amour-propre mais sied si peu à la vie véritable. Il en résulte une sorte bien subtile de jouissance qui s’apparente à un rassemblement de notre être. Insoumis à quelque rythme extérieur à lui-même, insoumis à quelque rythme mondain, on peut se laisser aller à l’écoulement du temps, attaché qu’on est à cette présence à elle-même de la vie, la source à partir de laquelle on s’ouvre au monde...
Tout à coup, dans cette virginité nouvelle qui naît de la réunion de notre être, le monde retrouve au temps des vacances son merveilleux ; plus encore, nos pensées séparées, un peu trop atomisées et usées par l’usage qu’on en a fait, un peu trop solidifiées comme des concepts abstraits dont on a perdu la provenances originaire, tout ceci retrouve sa cohésion et son harmonie, qui ne peuvent être fondés qu’à l’aune d’une présence véritable au monde ; et de même, dans un même élan, notre action retrouve son sens plein, l’esprit qui saisit la signification des choses et de notre vie fait à nouveau corps avec le déploiement de cette vie, avec l’épreuve charnelle de la vie, avec toute la créativité de la culture qui n’est que, pour reprendre la définition de Michel Henry au premier chapitre de La Barbarie, « le mouvement par lequel [la vie] ne cesse de se modifier elle-même afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin de s’accroître ».
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« Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel » (Hypérion, Hölderlin) : il ne s’agit là que de ressaisir la source, de retrouver le temps, la secrète harmonie qui n’est rien de ce monde, mais qui peut par suite se déployer avec grâce dans le monde. Il s’agit de s’extraire du rythme tambourinant du monde pour entendre à nouveau battre son cœur. Il s’agit bien de se mettre en vacances.
C’est drôlement chouette, les vacances, comme dirait le petit Nicolas. Mais vient un moment où, pour le petit Nicolas, c’est la rentrée.
Alors tout ceci n’est-il qu’un va-et-vient absurde, de l’âme vive à l’individu mobilisé, de la liberté éprouvée à l’homme objectivé ?
Les Vacances du petit Nicolas, Sempé & Goscinny
En fait, et on l’a déjà pressenti, les vacances ne suffisent pas. Elles ne peuvent pas être l’aboutissement de l’homme. Mais elles sont son rééquilibrage, nécessaire, car l’âme a besoin de repos.
L’homme n’a pas tant de repos pour pouvoir assumer la fonction qui est la sienne, il a besoin de repos pour ne pas oublier qu’il n’est pas seulement une fonction. La logique technique et économique ne s’intéresse qu’au produit fini, à l’efficacité, et non pas à l’acte de travail. Cet acte, elle ne cesse de le rabaisser. Le travail de l’artisan est presque toujours un acte d’amour, requérant un esprit de finesse qui n’est pas réductible à la technique ; c’est ce qui fait encore, aux yeux des gens, sa valeur propre. Une belle production artisanale est supérieure à une production purement technique car on y reconnaît quelque chose d’une qualité d’homme, elle est le fruit d’une culture, et la chose produite comme le savoir-faire qui en est l’origine sont une richesse culturelle pour le monde.
Autrement dit, une appréhension plus pleine de l’œuvre de l’homme peut résulter de ces retrouvailles avec la vie, de cette conscience retrouvée de la vie – car la vie n’est en fait nullement soumise aux temps et aux logiques du monde, elle est toujours là, présente.
On comprend alors l’essence des vacances, telles que nous les avons appréhendées en tous cas, c’est une sorte de rétablissement de l’attention, mais qui est permise par un positionnement en-deçà de sa vie, dans lequel l’activité se fait avec plus de simplicité et d’unité, mais en dilettante, et alors même que ma vie retrouve sa concrétude son impression sur le monde se fait infiniment plus diffuse. C’est la chaleur du cœur qui s’y trouve ressaisie, et la froideur aigüe du regard. Cette compréhension du monde, n’est qu’une vanité s’il ne se traduit pas par une saisie nouvelle de ma liberté ; cette compréhension n’est rien si elle ne me mène pas à inscrire avec plus de finesse, de vérité, de charité, mon action dans le monde. Car comprendre le monde par un esprit de naïveté, au contraire de l’objectivité, c’est l’aimer.
Que restaurent les vacances ? Nous dirons, une certaine finesse, c’est-à-dire « un tact délicat des différences, une sensibilité au changement, même le plus léger, une souplesse de la pensée et de la volonté, une sympathie toujours naissante, mais qui ne perd jamais l’initiative et ne devient jamais dupe. » (La Conscience de soi, V) Mais c’est en s’étant dépris de l’action en son efficience, qu’une telle vertu a pu être trouvée. Car « être fort, c’est construire ou détruire. C’est agir sur les choses visibles ; c’est les dominer et les mettre à son service. » (ibid.)
Louis Lavelle
La finesse est la qualité de l’attention au monde, la force, la qualité de l’emprise sur le monde. La finesse, en sa fidélité à la plénitude de l’expérience humaine, est amour. Mais connaître et aimer le monde, c’est aussi vouloir restituer tout ce qui, en lui, s’effondre ou se trouve corrompu, c’est le relever des salissures et des souillures. C’est, pour notre petit vacancier tranquillement étendu, se lever d’un sursaut, et courir le monde pour faire disparaître tout ce fatras d’idéologies et de marchandages qui obstruent la beauté du monde. Une telle réaction implique une épreuve de force, au moins du point de vue moral. Il faut se déployer dans le monde, trouver une manière d’agir en son sein, s’insérer en lui, pour porter ce qui est haut et dénoncer toutes les bassesses qui s’y épanouissent.
L’alliance de l’action qui s’efforce et de la passion qui reçoit apparaît comme l'adéquation véritable au monde. « Le point le plus haut de la conscience, c’est celui où elle ne peut plus faire de distinction entre l’acte par lequel elle cherche à conquérir et l’acte par lequel elle se sent elle-même conquise », affirme Louis Lavelle au chapitre XXI de De l’acte. C'est là seulement que notre vacancier, de retour au monde, pourra enfin faire preuve de grâce, « car le véritable art est celui qui ne paraît pas être art », ainsi que l'affirme Castiglione dans Le Livre du Courtisan (livre I).
Baldassare Castiglione
Mais une telle assertion, il faut bien la comprendre, repose sur la dialectique perpétuelle de l’action et de la réflexion, sur le réveil perpétuel d’une conscience dont le rôle fondamental est probablement d’être la gardienne du monde, de veiller sur lui, pour que l'agir dont elle est la source réponde toujours adéquatement à la réalité. Il est donc très bon que l’homme se repose pour mieux agir : il ne s’agit pas là de recouvrer un quantum de force, mais de maintenir toujours dans son esprit la pleine qualité de ce pourquoi on agit. À trop s’éloigner des joies simples qui font tout le sel de la vie (la famille, la complémentarité éprouvée au sein des relations, la douceur du foyer, la pureté de l’amitié), à ne pas voir comment ce sont ces joies qui, déployées, ont produit tout ce qui fut estimable ici-bas, on se condamne à la barbarie : car celle-ci ne prolifère que quand la réflexion refuse de considérer la beauté et la valeur des choses… ce qui peut être par une violence passionnelle ou bien par celle, plus méthodique, de notre contemporain relativisme.
Ce retrait temporaire, dont on doit faire l’éloge, a bien son aboutissement dans l’action ! Nous avons (ces derniers temps) peu écrit ; c'était pour rassembler nos forces, pour nous ressaisir : pour conjurer un intellectualisme oublieux de la vie et communiquer à nouveau la présence perpétuelle et à reprendre de cette secrète joie. Défaits d'une rationalité engoncée dans ses abstractions, nous convoquons une intelligence qui fasse corps avec la vie, et qui accueille un étonnement tout rond devant le monde, que l'habitude avait obstrué. Au sein des travaux et des jours, nous espérons vivre, comme en vacances.
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« … Étranger aux langues anciennes, au mythe grec, au droit romain, à la Bible et à l’éthique chrétienne, aux moralistes français, à la métaphysique allemande, à la poésie du monde entier. Nains, quant à la vie véritable, Goliaths de la technique – et, pour cette raison, gigantesques dans la critique, dans la destruction : mission qui leur est impartie sans qu’ils en sachent rien. D’une clarté, d’une précision peu communes dans tous les rapports mécaniques ; déjetés, dégénérés, déconcertés sitôt qu’il s’agit de beauté et d’amour. Titans à l’œil unique, esprit des ténèbres, négateurs et ennemis de toute force créatrice – eux qui qui pourraient additionner leurs efforts pendant des millions d’années sans qu’il en reste une œuvre dont le poids égale celui d’un brin d’herbe, d’un grain de froment, d’une aile de moustique. Étranger aux poèmes, au vin, au rêve, aux jeux, et désespérément englués dans leurs doctrines fallacieuse de pédants d’écoles arrogants. Mais ils ont leur tâche à remplir. »
Ernst Jünger, Journal, Kirchhorst, 22 septembre 1945
Vous voyez bien, mes chers, qu'il est urgent de ne pas agir, de retrouver vos pénates, ces divinités du foyer qui nous protègent et qui nous émerveillent. Il est urgent de prendre de bonnes vacances.
Chers lecteurs, bonsoir !
Hamilcar de Condrieu-Guigal
Commentaires
Un long article pour dissimuler l'effort le plus commun à l'humanité (l'effort qui est celui de ne pas en faire) : la procrastination. Votre dissimulation en devient presque poétique, bravo.
Cher collègue,
Votre message est d'une pertinence incroyable nonobstant sa brièveté, et je puis dire que j'ai pris autant de délectation à la lecture de l'article qu'à celle de votre commentaire.