« Ayant l’expansion des choses infinies » – Les Fleurs du mal, « Correspondance » (Thibault Chebli)
L’œuvre de François Truffaut est un trésor de correspondances. Loin d’être l’homme d’un seul film, nous croyons au contraire qu’il est l’homme d’une œuvre, et mérite d’ailleurs de compter parmi les grands auteurs français, en ce qu’il nous laisse précisément un texte au sens étymologique : un ensemble de trames entrecroisées.
La vaste filmographie de Truffaut (vingt-et-un longs-métrages) dessine en effet un ensemble complexe mais cohérent, à la profondeur rare par le jeu de réponses qui s’opère d’un film à l’autre. C’est pourquoi cet ensemble s’arrache en un sens à la brièveté caractéristique du 7èmeart, pour atteindre à l’expansion de la littérature. En fait, ce que filme Truffaut, c’est une sorte de Comédie humaine.
« La grande révélation, ce fut pour moi Balzac, et ce n’est pas par hasard que l’enfant des Quatre Cent Coups lui dresse un autel... », dit carrément le cinéaste[1]. Et de même que Balzac a Lucien de Rubempré ou Eugène de Rastignac, il est un motif de l’œuvre dessinée par Truffaut qui revient avec plus d’insistance : c’est Antoine Doinel.
Antoine Doinel allume un cierge sur l’autel de Balzac (Les Quatre Cent Coups)
Antoine Doinel
Incarné par le formidable Jean-Pierre Léaud, véritable emblème de la Nouvelle Vague et fils adoptif du cinéaste, le personnage d’Antoine doit autant à celui qui tient la caméra qu’au jeune homme qui la regarde.
Jean-Pierre Léaud lance un ultime regard devenu célèbre en face caméra (Les Quatre Cent Coups
La série Doinel comporte trois longs-métrages : Les Quatre-cent coups (1959), Baisers Volés(1968), Domicile conjugal (1970), L’Amour en Fuite (1979) ainsi qu’un moyen-métrage : Antoine et Colette (1962). Balzac fait son apparition dès le premier film où le jeune garçon a la maladresse de recopier un passage de La Recherche de l’absolu dans une rédaction. Parmi tous les échos de l’œuvre balzacienne convoqués chez Truffaut, nous faisons le choix de nous intéresser ici à un roman plus particulièrement pour essayer de comprendre le personnage d’Antoine Doinel : il s’agit du Lys dans la vallée.
Nous n’avons pas la prétention de saisir le tout d’un personnage aussi intriguant que versatile, seulement cette porte d’entrée dans l’intériorité du jeune homme nous paraît particulièrement directe pour atteindre au cœur de sa complexité, et notamment à son inadéquation fondamentale au monde.
L’« homme-enfant »
« N’êtes-vous pas un homme-enfant de qui l’âme doit être réconfortée par quelques préceptes dont vous n’avez pu vous nourrir dans ces affreux collèges où vous avez tant souffert […] ? » – Mme de Mortsauf à Félix de Vandenesse, Le Lys dans la vallée.
L’expression employée par Mme de Mortsauf n’est jamais reprise comme telle chez Truffaut, pour autant cela se révèle d’une justesse stupéfiante pour caractériser notre personnage. L’ « homme-enfant », c’est l’homme qui n’a pu s’arracher à son enfance. Cette enfance, c’est celle des Quatre Cent Coups : la division familiale, l’école buissonnière et pour finir l’espèce d’internat en forme de colonie pénitentiaire. On pourrait ici développer sur la recherche d’une figure maternelle et aimante, qui revient de manière obsessionnelle chez Doinel. Cependant, nous prenons plutôt le parti d’aller un pas plus loin, pour interroger non pas les rapports d’Antoine à sa propre enfance, mais plutôt à la littérature en tant qu’il y garde son regard d’enfant.
Doinel rédigeant Les Salades de l’amour
L’attachement d’Antoine Doinel au roman est profond : il est non seulement un lecteur avéré, mais encore un auteur. Dans Domicile conjugal on le voit rédiger « Les Salades de l’amour », ce qu’il tient pour un récit autobiographique et qui lui vaudra de vives critiques de Colette, son amour d’enfance. Car Antoine réécrit le passé selon ce qui lui plaît le mieux, et quand on lui en fait le reproche, il est frappant de le voir particulièrement évasif, comme si tout cela au fond n’avait pas grande importance…
Colette (incarnée par la divine Marie-France Pisier) lit Les Salades de l’Amour dans le train
Remarquons encore une chose : les personnages-auteurs sont nombreux chez Truffaut (citons Claude dans Les Deux Anglaises et le continent, ou encore Bertrand Morane dans L’Homme qui aimait les femmes). Pour autant, le processus d’écriture nous est montré avec une insistance vraiment unique dans le cas de Doinel. C’est même cette écriture qui va cristalliser les tensions au sein de son couple et amener finalement à la rupture : car dans son cas la littérature vient toujours se heurter au réel, souvent avec brutalité.
Considérons par exemple cette scène où Antoine accompagne sa femme jusqu'à son taxi, alors que le divorce est déjà en vue. Regardons d’un peu près ce qu’il lui dit : « Tu es ma petite sœur, tu es ma fille, tu es ma mère », à quoi elle répond désabusée : « J’aurais bien voulu aussi être ta femme. »
Claude Jade incarne Christine Darbon (Domicile conjugal)
Doinel nous fait ici du Balzac, peut-être sans le savoir. De même que le petit garçon recopiait innocemment des passages dans ses rédactions, pour finir par se faire taper sur les doigts, de même le personnage devenu adulte vit-il dans une incessante paraphrase.
Le lien avec Le Lys dans la vallée est très clair. Voyons plutôt ce passage où s’inaugure en un serment l’amitié liant Félix de Vandenesse à Mme de Mortsauf :
« M’aimez-vous saintement ?
— Saintement.
— À jamais ?
— À jamais. […]
— Comme une sœur ?
— Comme une sœur trop aimée.
— Comme une mère ?
— Comme une mère secrètement désirée. »
Plus tard, c’est Fabienne Tabard qui fera les frais de ce même fantasme que nous pourrions appeler « mortsaufien ». Alors qu’Antoine lui écrit que leur amour doit mourir « de la même impossibilité que l’amour entre Félix de Vandenesse et Mme de Mortsauf », elle ne peut pas le suivre sur ce terrain qui lui est décidément propre, et répond plutôt : « J’ai lu Le Lys dans la vallée, je suis comme vous je trouve que c’est très beau. Mais vous oubliez une chose : c’est que Mme de Mortsauf aimait Félix de Vandenesse. C’est pas une belle histoire d’amour, c’est une histoire… lamentable ! »
Fabienne Tabard fait irruption chez Antoine au petit matin, après qu’elle a reçu son pneumatique (Baisers volés).
Un mauvais lecteur ?
Le problème est le suivant, et Fabienne Tabard comme Christine Doinel le saisissent d’instinct : aucune des deux situations ne tient sérieusement la comparaison avec la relation qui unit Mme de Mortsauf à Félix de Vandenesse.
D’un côté Doinel veut faire de sa femme une figure maternelle à la manière du Lys dans la vallée, alors même que le lien quasi filial qui unit Mme de Mortsauf à Félix de Vandenesse vient précisément de ce qu’elle ne peut pas être sa femme.
De l’autre, Antoine dresse un parallèle entre son amour pour Fabienne Tabard et celui – impossible – des amants platonique du roman. Mais encore une fois, le parallèle ne tient pas ! Car Mme Tabard fait des avances très claires à Antoine : elle ne se sent nullement une âme à se sacrifier sur l’autel de la fidélité conjugale ! C’est plutôt le jeune homme qui met le holà à la possibilité d’une relation, endossant de ce point de vue-là davantage le rôle de Mme de Mortsauf.
C’est-là le point où nous voulons en venir : il y a chez le personnage d’Antoine Doinel une distance d’avec la réalité, à travers un rapport enfantin à la littérature. Non seulement il veut vivre comme dans un roman, à la manière d’Emma Bovary chez Flaubert, mais en plus les parallèles qu’il dresse manquent de justesse.
Car il ne voit pas le réel comme il est, il crée le monde comme il écrit un roman, en trahissant la réalité. Il est donc cohérent que cela aboutisse à une mise en crise du réel et de l’identité (puisque l’identité se crée dans la mise en récit du soi). Cette crise culmine avec la scène très fameuse dans Baisers volés où le jeune homme répète avec obsession les noms de « Fabienne Tabard », de « Christine Darbon » et enfin d’ « Antoine Doinel ». La crise amoureuse sur le mode éprouvé du triangle sonne ici comme une interrogation du réel, en même temps qu’une tentative de se l’approprier. La répétition frénétique qui fait la saveur de cette scène si particulière dit assez l’échec de la tentative.
Pour finir : la conciliation avec le réel ?
Dans L’Amour en fuite, Antoine Doinel parvient enfin à concilier sa vision romanesque du monde avec le réel. Le doute porté sur ses écrits est encore une fois mis en avant quand Sabine lui renvoie ses lettres en les déclarant mensongères.
Sabine (Dorothée) rend à Antoine ses lettres en lui jetant à la figure
Pour autant, dans un superbe effet de bouclage que rend merveilleusement le générique de fin, Antoine parvient finalement à accorder le romanesque avec la réalité de sa relation. Le dernier film de la série a quelque chose du policier, Doinel prétend d’abord entreprendre l’écriture d’un nouveau roman alors qu’il raconte en fait la propre histoire – véritablement extraordinaire – qui le mène à Sabine, et perd ensuite la photographie qui doit lui permettre précisément de raccrocher son récit au réel.
C’est pourquoi nous nous proposons de donner un sens profond à la scène de dénouement, où le jeune homme atteste de la réalité de son récit en montrant la photographie reconstituée. C’est la résolution, enfin, du décalage perpétuel d'Antoine Doinel avec le réel, sa réconciliation avec le monde, qui signe la fin de l'enfance. Naturellement, celle-ci devait intervenir après le pardon accordé à sa mère sur sa tombe : ayant fait la paix avec son enfance, le personnage peut y échapper.
par Thibault Chebli
[1] Truffaut par Truffaut, p. 86, propos recueillis par Georges Sadoul, Les Lettres Françaises », n°775.