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Philippe de Broca ou l'art du mouvement (une triade avec Belmondo)

« Cinéma », abréviation de « cinématographe », vient des mots grecs κίνημα (kinêma), qui signifie mouvement, et γράφω (gráphô) qui signifie écrire, dessiner : le cinéma est donc par définition l’art du mouvement...

C’est parce qu’il avait compris cela – ou qu’il le savait d’instinct – que Philippe de Broca a réalisé parmi les comédies d’aventures les plus légères, les plus virevoltantes, les plus charmantes de l’histoire du cinéma. Dans notre entretien consacré à E.P. Jacobs, publié en février dans le Canard sauvage d’un mot n°3 : Lumière !, Pierre Massé nous décrivait ainsi Hergé : « il s’intéresse à un certain exotisme, mais comme un terrain de jeu pour déployer une inventivité en termes de gags : un peu comme, au cinéma, chez Buster Keaton ou chez Harold Lloyd, le décor alentour sert avant tout à ce que les personnages y agissent, et s‘y agitent ». Cette description s’applique à peu près autant à Philippe de Broca qu’au créateur de Tintin.

Vif, vivace, allègre, bondissant, élancé, enthousiaste, effréné seront, nous l’annonçons immédiatement, les qualificatifs omniprésents de cet article où nous nous essayons à une petite plongée dans trois films de l’œuvre de Philippe de Broca, ayant pour vedette Jean-Paul Belmondo, de manière à suivre toutes les variations que le réalisateur instille à son prodigieux acteur.

 

Cartouche, beau coup d’essai

Tout commence en 1962 avec Cartouche… C’est là que Philippe de Broca commence à chercher ce qui sera, pour la postérité, sa manière, et qu’il résume remarquablement bien dans un entretien : « Après trois pseudo-comédies sur l’amour, je suis content de faire autre chose. Un film d’aventure, bondissant, mouvementé, avec peu de dialogues et de moins en moins de message.  Tout est action. Tout est visuel. Pas de psychologie. Les gens sont ce qu’ils sont. Je voudrais arriver peu à peu à faire de mes films de véritables ballets. Pas forcément des comédies musicales. Mais des ballets. » Pour faire du mouvement le cœur de son style, pour que tout le plaisir repose dans l’action et les bondissements qu’elle implique, le producteur Alexandre Mouchkine donne à de Broca l’opportunité de s’appuyer sur un genre particulièrement adapté, semble-t-il : le film de cape et d’épée. Genre populaire, en France, à travers les succès innombrables de Jean Marais ; genre que de Broca paraît particulièrement apte à moderniser, lui qui, pour avoir été assistant chez Truffaut, Chabrol et Schoendoerffer, a à cœur de manipuler des caméras moins lourdes, de diriger des équipes plus restreintes, afin de donner à ses films un caractère moins figé, plus vif.

Pour l’histoire, de Broca préfère Cartouche (chef de bande sévissant à Paris, dans la cour des miracles, sous la Régence post-louis-quatorzienne : une sorte de Robin des bois de la ville) aux Trois Mousquetaires : la figure du bandit au grand cœur s’opposant à des aristocrates un peu raides permet de mettre d’autant plus en avant l’énergie de Belmondo – ce faisant, de Broca, place son cinéma « bondissant et mouvementé » dans les pas de Michael Curtiz et sa vedette Errol Flynn (un cinéma de la deuxième moitié des années 30), dont l’un des plus grands succès est une adaptation de Robin des bois.

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Et qu’est-ce que cela donne, en fin de compte, Cartouche ? Un spectacle réjouissant, porté par un excellent Jean-Paul Belmondo, qui s’achemine progressivement vers un drame véritablement poétique. Claudia Cardinale campe un beau personnage, l’amante évidemment de notre fringant héros, touchante par sa spontanéité. Parmi les compères de Cartouche, c’est Jean Rochefort qui est le plus marquant : il ne porte pas encore sa mythique moustache mais il a déjà sa drôle de voix, et se donne un air à la fois franchement malin et passablement ridicule. Mais surtout, le film recèle déjà cet élément clef du cinéma de De Broca : on s’amuse, dans ces tournages, et cela se sent ; pour diriger un acteur comme Belmondo, dont le talent est un prolongement de la joie de vivre, c’est évidemment un atout majeur.

Si Philippe de Broca s’était arrêté là, on aurait déjà pu saluer une honorable réussite populaire, d’une grande fraîcheur, unique au milieu du déclin du cinéma en costumes. Mais de Broca ne s’étant pas arrêté là, on perçoit tout de même un je-ne-sais-quoi de daté qu’on ne trouve pas dans les films suivants. Né à la jointure entre les films d’aventure passés (films américains d’avant-guerre, films français des années 50) et les bouleversements des années 60, Cartouche n’intègre tout à fait ni l’esprit ironique de son époque, ni l’enthousiasme sincère des films d’aventures d’antan. Cela se ressent notamment dans les partitions un peu pompeuses de Georges Delerue, le caractère un peu lisse de certains seconds rôles (notamment, une fois n’est pas coutume, Claudia Cardinale), et même dans le jeu de Belmondo, tendu entre le premier et le second degré : comme si le roman de cape et d’épée n’était pas la matière qui convenait véritablement à de Broca[1]. Comme si de Broca devait s’emparer de l’épure ingénue de Tintin pour exprimer son art. Il y a sans doute de l’illusion rétrospective dans une telle assertion. Toujours est-il que, si notre cinéaste en quête d’un film d’aventure tout action et tout visuel, et ne reposant que sur le bondissement, avait déjà trouvé son acteur principal – car Belmondo, c’est le bondissement fait homme –, il ne le tenait pas encore, son ballet. Il avait encore à faire. Et puis vint, en 1964, L’Homme de Rio.

 

L’Homme de Rio, état de grâce

1964 est une année faste pour Belmondo : il est la vedette de trois des cinq plus gros succès de l’année, à savoir deux films d’Henri Verneuil (le gaillard Cent-Mille Dollars au soleil, le mélancolique Week-End à Zuydcoote), et L’Homme de Rio, donc, de Philippe de Broca.

De Broca avait d’abord travaillé sur une véritable adaptation de Tintin avant de se raviser : il ne se serait pas senti assez libre, et puis il avait lui fallait une femme, plutôt qu’un capitaine Haddock, pour accompagner son protagoniste ; femme qui, chez de Broca, n’est pas tant la compagne naturelle d’un héros comme il faut qu’un élément aussi éducateur que perturbateur. Dans L’Homme de Rio, ce sera Françoise Dorléac[2]. Bref, de passage au Brésil, Philippe de Broca découvre tout le potentiel du lieu, invente le titre, L’Homme de Rio, rappelle Jean-Paul, engage Françoise Dorléac et Jean Servais, et les voilà partis pour un tournage rocambolesque.

Mais quelle aventure, au fait, pour cet « homme de Rio[3] » ? Deux choses : les péripéties d’Adrien, soldat en permission qui part à la poursuite de sa jolie amie, Agnès, droguée et enlevée par on-ne-sait-qui, puis amenée au Brésil ; une chasse au trésor inca, liée à une sombre affaire de statuettes précolombiennes, à l’enlèvement d’Agnès et aussi à celui du professeur Catalan, un archéologue expert, justement, en trésors incas. L’intrigue entière fourmille d’éléments tintinesques (trésors exotiques, archéologues mystérieux, enlèvement soudain, rencontre d’un guide local juvénile et sympathique – l’ingénieux « Sir Winston », cireur de chaussures magnifique).

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Mais à la différence de Cartouche, Adrien (le nouveau personnage de Belmondo) ne se réjouit guère de son aventure. Il n’est pas un flamboyant chef de bande, mais un amant grognon, poursuivant la femme dont il est amoureux, dans le simple but d’avoir un instant de tranquillité avec elle. En fait, il ne se rend pas vraiment compte qu’il vit une aventure – tout au plus subit-il d’énervantes péripéties qui l’empêchent de jouir en paix de sa permission. C’est ainsi qu’Adrien ne cesse de se râler contre ce qu’il subit tandis qu’Agnès, ingrate, joue la peste avec un piquant mémorable. Ces querelles conjugales anodines, en décalage génial avec les aventures vécues, renforcent l’ingénuité du film, d’autant qu’on a rarement vu un blasé aussi sympathique que Belmondo et une emmerdeuse aussi charmante que Dorléac.

Outre ces dialogues savoureux, l’humour comme les péripéties du film relèvent avant tout d’idées et de trouvailles visuelles, assez semblables aux gags que l’on peut trouver en bandes dessinées.Par exemple, de Broca joue des raccords typiquement à la manière d’un dessinateur de B.D. qui cherche à créer un effet au passage d’une page à l’autre : c’est le cas au moment mémorable ou Belmondo répond avec agacement à Dorléac, au sujet de la couleur de la voiture qu’il voudrait, « rose avec des étoiles vertes », et les voilà l’instant suivant, bien installés au volant d’une voiture pour le moins folklorique, rose avec des étoiles vertes, sans plus d’explications. Les situations toujours cocasses, mais aussi les mimiques et les postures des personnages impriment ainsi dans l'esprit du lecteur comme un cortège de cases loufoques.

À la manière de Tintin sciant le coffre de la voiture dans laquelle il est emprisonné dans Tintin en Amérique, on s’arrête peu sur les invraisemblances quand elles sont ingénieuses et drôles : on dirait même qu’elles fluidifient le récit. L’Homme de Rio est un film qui va de l’avant : le personnage n’a pas le temps de s’étonner des situations, et doit se débrouiller avec ce qu’il a – avec ce que le scénariste lui a donné comme complications, susceptibles de donner lieu à des gesticulations amusantes. Ainsi ce n’est pas tant un film où l’on rit aux éclats qu’un film où l’on est pris sans discontinuer dans la pure jouissance du mouvement, à la poursuite, de Bébel l’acrobate, qui court, qui fait la bagarre, qui se plaint – qui se plaint à la manière d’un enfant tracassé par un caillou dans sa chaussure, aussi sympathique et amusant qu’un enfant grognon et porteur du plaisir même de vivre.

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C’est d’ailleurs dans ce film que la fusion se fait entre Belmondo et de Broca est pleinement achevé : séduit par la gaieté du tournage, l’acteur se donne entièrement et d’ailleurs le réalisateur lui donne littéralement toute confiance, jusque dans ses fameuses cascades restées célèbres (et détaillées dans une archive stupéfiante) où la vedette met sa vie en jeu, en toute allégresse, un bon nombre de fois[4]. Tout cela n’est pas gratuit : le film entier respire d’une espèce d’ingénuité radieuse où le personnage, comme l’acteur, semble tout entier tourné vers son action, sans prendre conscience du rocambolesque de toutes ses péripéties. En témoigne, à la fin du film, la naïveté avec laquelle il s’émerveille de tracas sans importance d’un de ses camarades en s’écriant « quelle aventure ! ».

Plus généralement, il faut bien reconnaître que l’un des plaisirs essentiels du film réside dans le simple fait de voir Belmondo courir partout, l’air un peu bougon à la recherche d’Agnès (pour la première partie du film en tous cas), puis prendre une moto, prendre l’avion, s’emparer un engin d’aéroport, et courir à nouveau, hagard, sur la très belle chanson Chorendo Sim d’Alves de Almeida. Et ce n’est pas fini : viendront bientôt l’hydravion, le parachute. Courir, faire la bagarre, ne pas comprendre et se plaindre.

En ce sens, la séquence la plus aboutie du film est probablement celle tournée dans un Brasilia en construction. Il ne s’agit plus que d’un personnage qui fuit quelques sbires anonymes du méchant (comme c’est très souvent le cas chez de Broca), sans musique, dans un décor sans vie, où les obstacles peuvent se dévoiler de manière presque tout à fait imprévisible. Séquence magnifique d’escalade, d’équilibrisme, séquence où Belmondo tombe au-dessus du vide (cinquante mètres de hauteur au moins) pour se rattraper à la dernière seconde – ce qui n’était pas prévu, séquence où il se suspend à un câble, à la même hauteur, retenue par la seule force de ses bras, force qu’il sent disparaître avant de se sauver. Séquence qui s’achève au son grotesque et rouillé de la vieille bicyclette que Belmondo emprunte on ne sait où pour rattraper Agnès.

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Mais le film ne se résume pas à une séquence : œuvre d’une équipe de tournage légère et prompte à l’improvisation, inventé pour une bonne part sur le coup, en imaginant les meilleurs gags que l’on pourrait réaliser sur place, L’Homme de Rio est aussi une merveille d’équilibre et d’un rythme qui, tout vif qu’il soit, est parfaitement pesé. Pour réaliser une telle prouesse, il fallait un scénario merveilleux (nommé aux oscars), où l’exotisme permet sans cesse de déployer une inventivité, il fallait relever ce scénario par la bande son mémorable de Delerue, variant les genres, toute danses, en saillances et en silences[5], et il fallait un corps capable de suivre un tel scénario, d’être cet élan vital toujours renaissant qui permet au film de repartir sans cesse – celui de Jean-Paul Belmondo. Il y eut tout cela et ce fut un chef d’œuvre.

 

Après la sortie des Aventuriers de l’arche perdue, Steven Spielberg vient voir Philippe de Broca, et lui explique que son film doit tout à L’Homme de Rio, qu’il a vu des dizaines de fois. Notre réalisateur lui répond que L’Homme de Rio doit tout à Tintin, que Spielberg devrait lire Tintin : trois ans plus tard, il en achète les droits. L’adaptation littérale de Tintin par le cinéaste américain sortira en 2011.

 

Les Tribulations d’un Chinois en Chine, la fuite en avant

« Ce que tu peux être Chinois ! », reprochait Françoise Dorléac (qui ne croyait pas si bien dire) à Jean-Paul Belmondo dans L’Homme de Rio. En effet, après l’immense succès de L’Homme de Rio (même si de Broca a réussi à réaliser un autre film entre temps), c’est toujours le même producteur, Alexandre Mouchkine, qui demande à de Broca de… tout simplement, reproduire la même recette – avec le même Belmondo et la même équipe – puisque les choses se sont si bien passées. Assez peu emballé par le projet, de Broca finit par accepter devant l'échec commercial de son Monsieur de compagnie, le projet, mais veut le réaliser à sa manière, c’est-à-dire, pousser l’esprit – les bondissements, l’action, le mouvement, les invraisemblances, la fantaisie – jusqu’au burlesque.

C’est ainsi que naissent en 1965 Les Tribulations d’un Chinois en Chine, lointainement adaptées d’un roman de Jules Verne mais lorgnant surtout de plus en plus clairement vers Tintin, et aussi James Bond.

De Jules Vernes, il reprend la structure : un jeune homme très riche (Arthur) s'ennuie, au point de vouloir se suicider, sans y parvenir. Promis à une femme, apprenant sa ruine, il décide de mettre sur sa tête une assurance-vie considérable (qui évidemment, ne fonctionnerait pas s'il s'agit d'un suicide). Puis, le sage Go (l’un de ses amis), pour satisfaire le vœu difficile d'Arthur et, ce faisant, préserver une fortune appelée à s'évanouir, décide d'organiser son assassinat : il sera tué dans le mois. Mais voici qu'Arthur, devant l’imminence de la mort, reprend goût à la vie – ce d’autant plus qu’il tombe éperdument amoureux d’une femme. S’en suivent une série de tribulations dans le but d’éviter ce malheureux assassinat en annulant le fatal contrat. De Tintin, on retrouve la Chine et le goût du gag, mais aussi Nestor, et Dupont et Dupond, ou, en tous cas, on trouve un valet, Léon, habillé comme Nestor et incarné par le génial Jean Rochefort, et deux agents de police qui sont de gentils benêts. De James Bond, on retrouve Ursulla Andress, première James-Bond-girl, et pour ce qui nous concerne naïve et prude stripteaseuse qui sera (à la fin) l’amante de Belmondo. De Broca assume de plus en plus joyeusement sa manière et ses influences : il en fait plus – trop ? C’est ce qu’il reconnaît lui-même, quelques années plus tard : « C'est un film où j'ai évité le sérieux d'un bout à l'autre et, un petit peu comme les bateleurs de foire annoncent la plus belle fille du monde, les cascades les plus extraordinaires, les lieux les plus fantastiques, j'ai voulu faire le film avec un peu trop  ».

Ce regret de De Broca ne mentionne pas le hic principal du film : son scénario. Seul Daniel Boulanger y est crédité : ils étaient quatre pour L’Homme de Rio : Boulanger, de Broca, Ariane Mnouchkine, Jean-Paul Rappeneau. L'imprudence majeure de De Broca, un peu grisé par le succès de L'Homme de Rio, est d'avoir cru pouvoir réitérer l'exploit sans le sens du récit de ses co-scénaristes. On peut aisément imaginer comment le film a été écrit, à partir des seules idées truculentes de son réalisateur, sans garde-fou : scénario pensé par épisodes, tout en trouvailles, avec plus encore de cascades et de surprises que le précédent : c’est comme un Tintin qui aurait été réalisé par Tex Avery. L’Homme de Rio était fondé sur une poursuite, qui se muait probablement en chasse au trésor : pas à pas, le mystère de fouilles archéologiques du passé s’éclaircissait, autour des personnages d’Agnès, du professeur Catalan, du richissime Mario de Castro. C’est que, si on aime James Bond ou Tintin, c’est aussi que l’on croit aux enjeux du récits, que l’on y participe – enjeux que L’Homme de Rio maniait avec brio, par sa bande son subtiles, ses statuettes mystérieuses et ses antagonistes redoutables. Mais Les Tribulations reposent sur la fuite : l’enjeu n’est pas tant positif que négatif. Il y a bien la quête du professeur Go qui dure la première moitié du film, qui mène tout de même Belmondo et Rochefort en Himalaya (permettant à de Broca d’évoquer l’abominable homme des neiges de Tintin au Tibet, mais sans le développer plus que ça, ce qui est un peu dommage) – mais elle se dissipe dans un feu d’artifice burlesque, et nous demeurons un peu orphelins, durant la seconde partie du film, d’un but véritable.

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Ayant la fuite comme seul moteur de l’action, le film ne pouvait en effet qu’aller vers du toujours plus, du « trop » : des antagonistes toujours plus nombreux, des fusillades plus invraisemblables, des explosions plus grandes, des évasions plus rocambolesques ; on notera d’ailleurs la tendance à jouer un peu plus sur le corps très athlétiques de Belmondo et le corps très attrayant d’Ursula Andress – manière de se donner un côté James Bond, mais aussi de s’appuyer sur un ressort un peu facile de fascination, là où le couple Belmondo-Dariulac, tout en petites querelles, manifestait une indifférence apparente vis-à-vis l’érotisme (qui demeure pourtant, mais à titre d’implicite) très en phase avec la poésie naïve du film. Plus préjudiciable : les moments d'apaisement qui faisaient respirer L'Homme de Rio, discussions approfondissant les personnages, ou les enjeux, ou l'exotisme, sont trop rares. En somme, Les Tribulations ont plus d’exotisme que leur prédécesseur, mais elles sont moins exotiques.

Bien identifiés, ces défauts structurels permettent tout de même de faire ressortir les remarquables qualités de ce film. Si la relation Belmondo-Andress a beau ne pas avoir le charme subtil de celle du précédent film, de Broca fait encore montre de son brio pour faire des interactions entre ses héros masculin et féminin le cœur dynamique de son film – jouant ici d’un ressort assez classique : l’homme amoureux, se rendant ridicule et parfois touchant en voulant séduire une femme qui le prend souvent pour un imbécile ou un hypocrite. Sans oublier Rochefort, en imperturbable valet, présence gênante dès que Belmondo voudrait (laborieusement) faire la cour à Ursulla Andress[6], trottinant bêtement aux côtés de la chaise à porteur de son maître, souvent apeuré mais toujours fidèle et réussissant même à sauver son maître à l’aide de cette grosse valise, qu'il emmène partout, remplis de vêtements scrupuleusement rattachés les uns aux autres à l'aide d'épingles, et qui leur permet à tous deux de ne pas tomber d'un pont trop fragile : personnage qui, par son attachement grotesque à maintenir ses us de majordome jusqu’au sommet du monde, réfléchit constamment son ridicule sur un Belmondo qui, tout flamboyant qu’il est, demeure un enfant gâté ingrat, dédaigneux, souvent désagréable, et d’une invraisemblable inconscience. Comme le précédent, le réalisateur et tous les acteurs – même les rôles secondaires tous extrêmement amusants – semblent emportés dans un formidable élan vital, qui est aussi l’élan inventif, l’élan narratif, élan musical (Georges Delerue encore, pour notre grand bonheur), toute la joie du récit qui est un plaisir de décalage et d’invraisemblance. Et cette joie n’est pas sans grâce.

 

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En ce sens, il me semble que les critiques ont pu être un peu difficiles avec un film qui, tout de même, atteint quelque chose du « ballet » à la recherche duquel s’était consacré Philippe de Broca. En témoigne la séquence magnifique de course-poursuite en haut d’échafaudages de bambou, où notre Bébel national, déguisé en magicien, virevolte entre ses ennemis (tel cet homme de cirque qu’il incarnera plus tard dans L’Itinéraire d’un enfant gâté de Claude Lelouch) avant de filer avec aisance sur les toits de Hong Kong. Cette séquence fonctionne comme le pendant exact de la mythique séquence de Brasilia : celle-ci est chorégraphique et orchestrale, colorée, fantaisiste quand celle-là était silencieuse, centrée sur le seul Belmondo, incolore, épurée. Chacune de ces séquences est d’ailleurs situé au même moment, à 1h15 (sur des films d’1h50), comme une grande respiration préparatoire à la dernière partie de l’histoire. Et dans chacune de ces séquences le cinéaste s’est abandonné au plaisir nu du mouvement : ces séquences, d’une indicible grâce, relèvent presque de l’art abstrait, et elles renforcent pourtant comme un point d’orgue tous les enjeux concrets du film. Et si Les Tribulations d'un Chinois en Chine sont un film à bien des égards déséquilibré, où la vitesse prend volontiers le pas sur le rythme, cela demeure un film unique en son genre : c'est un tournage prodigieux conciliant le grand spectacle avec un côté baroudeur, un goût de l'improvisation et du risque (on a rétrospectivement souvent peur pour Belmondo, quand même !), un talent photographique et un enthousiasmes certains : c'est la fine pointe d'une quête artistique à travers laquelle il s'agissait de faire d'une aventure une danse, d'une péripétie une acrobatie, et après laquelle il fallut se résoudre à changer de style... et effectivement, après ce film, tandis que Belmondo enchaîne avec Pierrot le fou de Godard, de Broca quitte le film  d'aventure pour n'y revenir qu'en 1973, avec un traitement cette fois plus distancié, et du même coup d'autant plus déjanté.

 

Épilogue 

 

C'est donc huit ans plus tard, en 1973, que Belmondo revient devant la caméra de Philippe de Broca, pour Le Magnifique. Ce film était, à vrai dire, la meilleure manière de s’y prendre pour éviter la répétition : de Broca parvient à faire à la fois à donner à son film un second degré plus absurde et déjanté, tout en nous attachant à un personnage sans flamboyance mais plus vrai – ce, grâce à un scénario particulièrement ingénieux. Remanié par de Broca et Rappeneau, il est écrit à l’origine par Francis Veber, spécialiste des comédies à duo : un imbécile et un grognon (Brel/Ventura, Depardieu/Richard, Villeret/Lhermitte, Depardieu/Reno). Ici le duo ne sera pas entre deux hommes, mais entre deux mondes : l’univers truculent d’une série de romans kitsch (type S.A.S., OSS117 ou James Bond) et de son héros grandiloquent, et la vie sans amusement de son auteur. Belmondo y joue donc à la fois le glorieux et très caricatural agent secret aventurier, et l’écrivain passablement raté, ce scénario qui permettant à de Broca de passer de nouveaux caps en termes de déjanté, car ce n’est plus à lui de les assumer, mais à l’auteur de mauvais romans. Comédie extrêmement drôle et désopilante, avec certaines trouvailles scénaristiques vraiment géniales où se trouvent intriquées vie réel et vie romanesque, mais qui perd beaucoup – kitsch, caricature, et réflexivité obligent – de l’espèce de naïveté qui enveloppait les films précédents.

 

Que dire en conclusion ? D’abord que pour des hommes comme Philippe de Broca et Jean-Paul Belmondo, la légèreté était un parti pris, une quête. Elle est le don généreux, au spectateur, d’un élan qui sait rire de toute chose. Je voudrais conseiller ces films de De Broca comme une cure contre les excès de l’esprit de sérieux. Barrès parlait de Napoléon comme un « professeur d’énergie » : je dirais que les films de Philippe de Broca, à la suite des albums de Tintin, nous enseignent une énergie bien différente, celle d’un monde où l’on a trop d’obstacles à affronter pour prendre le temps de réaliser que l’on est un héros ou un aventurier – celle d’un monde où l’on n’a jamais le temps de se prendre au sérieux. Il faut voir le cinéma de De Broca car cela décape, amincit l’âme de toutes ses gravités inconséquentes, pour nous enseigner à virevolter à notre tour.

 

Hugues Hirsute

 

[1] De Broca reviendra tout de même au genre en 1997 avec l’honorable Bossu, avec Daniel Auteuil et Fabrice Luchini, d’après Paul Féval, qui avait déjà fait l’objet d’une adaptation à succès en 1959 avec Bourvil et Jean Marais. Mais en vérité c’est Jean-Paul Rappeneau, celui qui était son co-scénariste pour L’Homme de Rio et Le Magnifique, qui a réellement su redonner tout son lustre romanesque au film de cape et d’épée dans le fameux Cyrano de Bergerac avec Depardieu (mais aussi Anne Brochet, Jacques Weber) puis le très beau Hussard sur le toit, d’après Giono, avec un premier rôle un peu lisse (Olivier Martinez) mais une formidable Juliette Binoche et une kyrielle de seconds rôles mémorables (Pierre Arditi, François Cluzet, Jean Yanne, et Gérard Depardieu, encore) : il a tout de même fallu attendre le début des années 1990 !

[2] La sœur de Catherine Deneuve, qui disparaîtra tragiquement trois ans plus tard, se révèle dans ce film des talents de comédie qui la mèneront aux formidables Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy et une beauté fulgurante qui la mèneront à la très touchante Peau douce de François Truffaut.

[3] Rio que Belmondo prononce durant tout le film d’une syllabe, sans diérèse : l’un de ces petits détails qui font tout le charme du film…

[4] Il faut voir l’archive stupéfiante où Belmondo se confie.

[5] Jazz : Sir Winston ; farniente brésilienne : Bowling brésilien ; amour : Agnès ; thème de clôture : quelle aventure

[6] Cela qui colle assez bien avec la réalité : Jean Rochefort raconte que, dès les cinq premières minutes de leur premier dîner à trois (Rochefort, Andress, Belmondo), il s’était senti de trop. Et en effet, les deux stars entameront durant ce film une liaison adultère qui dura quelques années.

 

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