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Le sauvage et le politique : un dialogue transatlantique au temps des guerres de Religion

De l’ensauvagement à la sauvageté étasunienne en passant par le parfum Dior, par les projets de réensauvagement de l’Europe et par les sauvageons de Chevènement, le terme est au goût du jour. « Sauvage » est souvent décliné, parfois resémantisé et toujours politique. Le présent article vise à en faire l’archéologie, à retrouver les strates enfouies par une longue sédimentation. Jean de Léry, explorateur des côtes brésiliennes et chroniqueur huguenot du XVIème siècle, est un pivot de cette longue histoire. (Paul Charmeil)

Faire l’étymologie sauvage de ce même terme est éminemment évocateur. On y découvre d’abord que les Anciens ignoraient ce terme (ressortez donc vos Gaffiot et vos Bailly, pas de « salvaticus ») : le mot sauvage est une altération de silvaticus, c’est-à-dire ce qui est relatif à la forêt, qui donne salvaticus par une opération environnée d’un halo de mystère. Il n’en demeure pas moins que sauvage existe depuis le XIIème sous une forme adjectivale. En fait, toute traduction d’un texte antérieur employant ce terme relève de l’égarement voire du dépérissement du sens.

 

Un sauvage mythifié, merveilleux et adjectival

Un détour par les Anciens est nécessaire ; bien que le terme n’existe pas, les Grecs et les Romains pensent le sauvage d’abord comme un espace qui s’oppose au monde civilisé de la polis. Le sauvage se dit γριος, terme qu’on retrouve en de nombreuses occurrences chez Homère et qui n’est pas exempt d’ambivalences : il renvoie à la fois aux champs et au monde non habité. Et pour qualifier la bestialité, la sauvagerie animale, les Grecs utilisent le terme avec θήρ, qui donne le ferus latin. Pour les Anciens, le sauvage n’est pas pensé comme un antimonde lointain mais plutôt comme une antichambre, un lieu d’initiation. Plusieurs mythes montrent comment l’éphèbe, pour devenir adulte, doit faire l’épreuve du sauvage. Les héros arpentent la forêt, ce lieu mythique et sauvage dans le cadre d’une chasse aux sangliers sous l’égide des oncles maternels qui font figure de mentors : par exemple Ulysse (ou pour parler grec, Odysseus, personnage éponyme du poème) mentionne au chant XIX une partie de chasse adolescente dont il conserva, comme marque de distinction, une cicatrice. Le mythe d’Atalante et de Méléagre met également en lumière cette épreuve du sauvage : Méléagre, succombant à la passion amoureuse, échoue à dominer le monde sauvage, autrement dit à passer de l’enfance à la liberté adulte. L’issue ne peut être que tragique : il assassine ses oncles maternels, avant d’être tué à son tour par sa mère.  

Le sauvage n’est donc pas une propriété permettant de distinguer les peuples entre eux, l’ethnocentrisme des Grecs étant davantage fondé sur la division de l’humanité entre Barbares et peuples hellénophones. C’est donc le barbare qui sert de critère de distinction politique : il n’y a pas de peuples sauvages mais il y a des peuples barbares. Si les deux termes ne sont pas réductibles les uns aux autres, on ne peut ignorer certaines passerelles chez certains auteurs, comme Tacite dans son traité La Germanie. Non seulement les Germains sont des Barbares rustres, en plus, ils ont un aspect sauvage inné ou « feriatie ». C’est en tant qu’ils sont barbares et sauvages qu’ils sont jugés supérieurs à des Romains décadents et aveulis par le luxe et l’indolence dans lesquels ils se vautrent. La sauvagerie renvoie donc à la fois à une bestialité, à des comportements grégaires mais également à un état premier, précivilisationnel, avant la culture ne les corrompe.

Et le sauvage fut au XIIème siècle. L’invention du terme va de pair avec l’apparition de l’homme sauvage ou homo sylvestris, un être anthropomorphe qui fait la jonction entre le sauvage (c’est-à-dire la forêt où il vit) et la civilisation. On le représente comme un être pourvu d’un gourdin, à la pilosité abondante qui est la marque de son altérité. Cette créature folklorique figure une animalité dont l’homme n’est jamais loin, une bestialité dans laquelle l’homme peut vite retomber. Dans le roman de Chrétien de Troyes, Yvain atteste de cette porosité : après avoir été éconduit par sa dame, l’illustre chevalier de la Table ronde se transforme en une brute velue. Puis le XIVème marque une inflexion dans la représentation de l’homme sauvage, qui tend à devenir une figure positive, suite à l’éclosion du culte de saints et d’anachorètes velus, comme Saint Onuphre outre-Rhin.

 

Écrire le Sauvage pour mieux l’inventer

Puis l’homme européen découvre une terre qui « peut estre appelée un nouveau monde à nostre esgard » (comme l’écrit Jean de Léry au chapitre XXII de son Histoire d’un voyage faict en terre de Brésil). Les Grandes Découvertes, c’est la découverte le monde sauvage des Sauvages.

Et en substantivant le sauvage, Jean de Léry participe d’un nouvel ordonnancement du monde. Empruntant à l’éloquence judiciaire, Jean de Léry se livre à ce qu’il nomme une « autopsie ». Cela explique le primat de la vision dans ses textes : notre auteur enquête sur un monde nouveau dont il s’agit d’écrire l’histoire. Il doit faire face à plusieurs difficultés notamment langagières, l’arsenal rhétorique et discursif dont il dispose n’étant pas parfaitement assorti au monde des Sauvages. Jean de Léry refuse de tracer des équivalences grossières qui reviendraient à gommer l’altérité des Sauvages du Brésil, insistant sur la difficulté de son entreprise : « il est malaisé de bien les représenter ». Jean de Léry apparaît dès lors comme une voix singulière par rapport à d’autres récits de cosmographes de l’expérience de la France Antarctique dans la baie de Guanabara comme André Thevet. Si Thevet est l’expression d’une littérature normative qui vise à affirmer une vision unitaire du monde, Léry tente de restituer la différence de ces peuples.

Afin de surmonter l’ineffable, Jean de Léry recourt à l’analogie, non pas une comparaison de termes mais une similitude de rapports. C’est ainsi que Jean de Léry tente de restituer à la fois l’altérité des Sauvages et la profusion de tribus. Pour expliquer ce que sont les Tupis et les Oueteca, il pose une analogie en quatre termes avec les Européens, les Basques et les deux peuplades indiennes. Pour résumer, les Oueteca seraient aux Tupis ce que les Basques sont au reste des Européens comme il l’énonce au chapitre V. « « Vray est que, comme on dit, que les Basques ont semblablement leur langage à part, et qu’aussi, comme chacun sçait, estans gaillards et dispos, ils sont tenus pour les meilleurs laquais du monde, ainsi qu’on les pourroit parangonner en ces deux poincts avec nos Ouetacas » Cette méthode permet à Jean de Léry de décrire les peuples étrangers non pas en gommant leur altérité, mais en s’appuyant sur elle.

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Détail du portulan de Vau de Claye (1579) 

Néanmoins, on doit bien reconnaître que la dissimilitude préservée se configure parfois comme un renversement pur et simple : en ce sens l’Histoire d’un voyage faict en terre de Brésil n’échappe guère à la présentation courante du Nouveau Monde comme un monde inversé par rapport au référentiel européen. L’équateur est considéré comme un axe de symétrie ; les termes comme « par-delà » et « par-deçà » parsèment l’œuvre ; Jean de Léry use de la métaphore carnavalesque (le carnaval étant une période d’interversion sociale en Occident) pour décrire les sociétés rencontrées, comme au chapitre IX : « ils ne font presque autre chose toutes les nuicts qu'en tel equippage aller et venir, sautans et dansans de maison en maison: tellement que les voyant et oyant si souvent faire ce mestier, il me resouvenoit de ceux qu'en certains lieux par deçà on appelle valets de la feste, lesquels [...] s'en vont aussi en habits defols, avec des marottes au poing ».

Alors que les historiographes européens utilisent souvent la métaphore de la « page blanche » (qu’ils peuvent noircir à leur guise) pour décrire les Sauvages, Léry éprouve les limites de la représentation en faisant l’épreuve de l’étranger, de l’autre, du sauvage. Ainsi, l’écriture de ce Nouveau Monde passe par un renoncement à « la grande utopie d’un langage parfaitement transparent où les choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage », comme l’écrit Foucault dans Les Mots et les choses. Et cette réflexivité de Léry fera dire à Lévi-Strauss que l’artisan cordonnier huguenot est « le bréviaire de l’ethnologie ».

 

Jean de Léry : un sauvage dialogique.

Ces considérations américaines ne doivent pas nous faire oublier que Jean de Léry n’est pas l’auteur d’une seule histoire : outre le Brésil, il est un témoin privilégié du long siège de Sancerre (un an durant) par les troupes catholiques, suite à la Saint-Barthélémy. La chronique qu’il rédige de ce siège dans l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre est construite comme une véritable tragédie dont les scènes d’anthropophagie constitueraient l’acmé. Si le récit est marqué par de nombreuses résurgences de souvenirs brésiliens, c’est que le déchaînement de sauvagerie qui marque le siège de Sancerre évoque celui des peuplades amérindiennes. Exemple paradigmatique, le cannibalisme de certains protestants qui émeut tant notre auteur ne peut que le reconduire à l’anthropophagie rituelle des Tupis : « je fus si effroyé et esperdu, que toutes mes entrailles en furent esmeues. Car combien que j’aye demeuré dix mois entre les Sauvages Ameriquains en la terre du Bresil, leur ayant veu souvent manger de la chair humaine […] si n’en ay-je eu jamais eu telle terreur que j’eus frayeur de voir ce piteux spectacle ». Ainsi le sauvage est ce qui lie ses œuvres et qui unifie les nombreux parallèles dressés entre la France et le Brésil.

Jean de Léry révèle un continuum entre la France et le Brésil en mettant en évidence des permanences.  Penchons-nous sur la description des vieilles femmes, les figures « mégère » particulièrement malmenées par le chroniqueur calviniste. Au Brésil, elles sont décrites comme « plus convoiteuses de manger de la chair humaine que les jeunes, sollicitent incessamment tous ceux qui ont des prisonniers de les faire vistement ainsi despecher » (chapitre XV). De la même manière, au cours du siège de Sancerre, lorsque des parents dévorent leur jeune fille, cet acte barbare advient à cause de la femme tentatrice (à l’image de l’Ève de la Genèse), décrite par Léry comme une « vieille gourmande cruelle ». Cette attaque contre les femmes âgées s’inscrit dans le contexte de la chasse aux Sorcières, amorcée par la publication du brûlot de dominicains, Le Marteau des Sorcières. 

En somme, l’Histoire d’un voyage faict en terre de Bresil est empreinte d’une curieuse saudade. En filigrane, Jean de Léry lie le sort des huguenots à celui du sauvage. Le huguenot est un double du sauvage martyrisé, son semblable, son frère de souffrance. On peut parler d’un véritable « phantasme d’identification » (F. Lestringant) dans les deux Histoires de Léry, entre le protestant et la sauvage. C’est en ce sens que le corpus lérien s’inscrit dans l’ensemble plus large d’une littérature huguenote de combat qui pourfend le catholicisme. C’est pourquoi, la description du Sauvage a de fortes résonnances axiologiques et politiques.

 

Une nouvelle catégorie discursive comme pilier d’un ordre théologico-politique.

Les Sauvages deviennent avec Léry une nouvelle composante d’un bestiaire humain. Un questionnement en découle : ont-ils une âme ? sont-ils des gentils ? peuvent-ils être convertis ? Il va falloir repenser la condition humaine, pour insérer ces nouveaux-venus dans un ordre théologico-politique hiérarchisé.

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Détail du portulan de Vau de Claye (1579) 

Au sein de cet ordre, le barbare est distinct du sauvage. Différence qui est essentiellement politique pour Lévi-Strauss : celui-ci explique que « les nations sauvages […] sont les toutes petites nations qui vivent isolées les unes des autres et qui ne cherchent pas à entrer en contact ; tandis que les nations barbares sont des peuples qui sont capables d’une certaine organisation politique et de se rassembler – même s’ils vivent normalement à l’état isolé – pour de grandes entreprises. » dans sa conférence « Retour à Montaigne ». Montaigne met en doute cette hiérarchie des peuples et promeut une forme de relativisme culturel. Pour cela, il assimile le barbare et le sauvage dont il donne ensuite trois définitions dans les Essais. Dans « Des Cannibales » (Essais I, 31), est barbare « celui qui est le plus près de la loi naturelle », un bon sauvage avant l’heure en somme. Dans le même chapitre, Montaigne énonce : « nous pouvons donc bien appeler barbares eu égard aux règles de la raison mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie ». On peut définir le sauvage dans toute société évaluée à l’aune de la raison. Montaigne en donne ensuite une troisième définition dans « De la coutume » (I, XXII) : « Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ny avec plus d’occasion : comme chacun advoueroit, si chacun sçavoit, apres s’estre promené par ces nouveaux exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement. La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient : infinie en matiere, infinie en diversité. » Cette infinité de la raison humaine mène à un relativisme culturel débridé qui contredit cet ordre théologico-politique conforté par les Grandes découvertes.

Si Jean de Léry est pionnier dans l’inventio du sauvage, son œuvre est poursuivie par des missionnaires capucins français du XVIIème qui en font la dispositio en l’insérant dans une cosmogonie. Pour cela, ils exhument la figure du Sauvage convertible. On peut distinguer plusieurs méthodes dans la théologie missionnaire, adaptées au degré de civilisation de ces peuples barbares. Le père jésuite José de Acosta divise les barbares en trois catégories dans un traité de missiologie De Procuranda Indirum Salute. À chaque catégorie sa méthode. Au sommet de la pyramide, les barbares au régime stable de gouvernement (Chinois, Indiens) doivent être convaincus par la discussion pacifique, une forme de disputatio. Pour le rang intermédiaire, les Barbares incas et aztèques sans lois écrites mais dotés d’une mémoire historique et de magistrats, les missionnaires doivent associer la persuasion et la coercition. Les sauvages brésiliens, « sans foi, ni loi, ni roi » forment la dernière catégorie, la lie de l’humanité en somme. Avant de les instruire religieusement, il faudrait d’abord les instruire pour qu’ils quittent l’état sauvage dans lequel ils sont prostrés.  

À l’inverse des Jésuites, les Capucins défendent une « douce prédication » et condamnent les violences portugaises et espagnoles. Deux missionnaires capucins Yves d’Évreux et Claude d’Abbeville décrivent les Tupis comme dotés de la parole et guidés par la raison donc conformes au topos du Sauvage convertible. Pacamont, un feiticero (sorcier) indien décrivant la Création inclut les Indiens dans la cosmogonie chrétienne. Ainsi parlait Pacamont, d’après Yves d’Évreux dans Suitte de l’Histoire : « J’ai esté curieux de hanter les François et de les ouyr. Je sais de mes ayeulx l’histoire de Noé […] Noé fut notre Pere à tous. Je scay aussi que Marie a esté Mere du Toupan [le Christ] & qu’elle n’a esté connue d’aucun homme, mais Dieu luy-même s’est faict un corps en son ventre. Et comme il fut grand, il envoya des Maratas, des Apostres, par tout ». À l’époque moderne, l’altérité dépend de degrés de similitude. Par ce discours, Pacamont réduit la dissemblance avec les Européens en manifestant les capacités de civilisation des Indiens. C’est ce qui fait dire à Claude d’Abbeville que les Indiens sont même « plus aisés à civiliser que nos paysans de France ». Dès lors, le Sauvage convertible est construit en miroir avec l’hérétique européen qui est tout aussi sauvage que l’Indien. Pour les ordres missionnaires, la conversion des gentils du Nouveau Monde permet de racheter les péchés des hérétiques Européens qui se sont détournés de la vrai Foi par la Réforme. Ce récit de voyage a donc aussi un effet programmatique et annonce la victoire sur l’hérétique en France et le rétablissement d’un ordre théologico-politique. Cette définition positive du « naturel » des Indiens préfigure le bon sauvage du XVIIIème.

Cette représentation du bon sauvage prolifère au XVIIIème, avec Diderot ou encore avec Rameau. Écoutons donc ce que chantent Zima et Adario, deux Sauvages, dans Les Indes Galantes : « Ciel, Ciel, tu les as faites/ Pour l’innocence, et pour la paix ». Le sauvage apparaît dès son origine comme le miroir de nos limites, d’une altérité qui n’est jamais loin, à l’origine d’une « inquiétante familiarité » dont il s’agit de faire l’épreuve.

 

 

    par Paul Charmeil       

 

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