(Hippolyte Arzillier)
Nous sommes en février ou en mars 2024. Comme cela peut souvent m’arriver, je lis dans le salon de ma maison familiale. Ce jour-là, il fait plutôt beau ; je suis tiraillé entre le fait de proposer à un ami d’aller boire un verre en terrasse et le fait de continuer à lire chez moi. Ce tiraillement est redondant et quotidien ; j’en éprouve une certaine lassitude. Je ne me rappelle plus du livre que j’étais en train de lire ; mais je crois me rappeler que je traversais l’un de ces passages à vide où les mots semblent rester à la surface de la conscience et ne plus pénétrer ou modifier quelque chose en moi.
Je pose mon livre, puis regarde « ma » chatte. Elle s’appelle Nana. Elle a 14 ans. C’est une chatte aux poils longs et ondulés. Elle a des yeux verts, et, malgré son âge avancé, une petite tête de chaton. Sa queue ressemble à un long plumeau qui s’agite fébrilement sur le bord de l’accoudoir. Nous avons adopté Nana quand j’étais en CM2 ; à l’époque, certaines parties de son corps étaient très difficiles à approcher (en particulier, son ventre). Aujourd’hui, elle nous fait plus confiance. Nous avons, au fil des années, développé une relation très forte. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le caractère prétendument répétitif (ou « anhistorique ») de la vie animale[1], ses rapports avec les humains de ma famille l’ont changée – elle s’est adoucie, habituée à nous ; elle a contracté certaines habitudes.
Quand Nana a posé son regard sur moi, je me suis souvenu d’un texte de Jacques Derrida. Il y confie s’être senti « regardé » par son chat un matin où il se préparait dans sa salle de bain : « Il vient à moi comme ce vivant irremplaçable qui entre un jour dans mon espace, en ce lieu où il a pu me rencontrer, me voir, voire me voir nu »[2]. Comme son chat, Nana m’a vu ; il n’y a pas de place à l’incertitude ; je projette toujours certaines choses en elles – des caractéristiques humaines de toutes sortes – mais il y a un appel : elle m’interpelle par sa manière de se tenir, de baisser sa tête pour demander une caresse. Et dans cette même configuration, je suis comme mis en demeure de répondre.
Alors je commence à lui caresser le haut du crâne. Nana se met à ronronner. Et contrairement à toutes les autres fois où j’ai pu la caresser, je décide d’ajouter : « Je t’aime très fort, tu sais ». Tout en disant ces mots, je me rends compte que l’intonation est en partie disjointe de la proposition – elle n’existe pas comme et dans un échange humain classique. Il y a quelque chose de ce que je dis et de ce que je conçois ailleurs comme un fond lourd de sens qui effleure Nana mais qui ne pénètre pas son corps. Ce qui reste, ce qui existe dans cette « interface » de rencontre avec mon chat, ce sont mes caresses, mon regard et le ton de ma voix (doit-on parler ici de perte ?). Les mots, eux, semblent accessoires.
Dans ses Recherches philosophiques, Wittgenstein écrit que si un lion se mettait soudain à parler, nous serions parfaitement incapables de comprendre ce qu’il nous dit. Derrière ce « nous », il y a les hommes. Les hommes partagent ce qu’il appelle des « formes de vie », un ensemble de connexions entre diverses pratiques à la convergence de la nature et de la culture (cette distinction est-elle d’ailleurs vraiment opératoire ici ?)[3]. C’est parce que nous partageons ces formes de vie que nous faisons un même usage des mots que nous employons, et que, par conséquent, nous pouvons nous comprendre. Mais il y a plus à dire du lion wittgensteinien : ce que montre Wittgenstein, c’est la césure radicale entre le monde du lion et celui des hommes. Nos vies n’ont pas la même forme, donc nous ne pouvons pas nous comprendre dans le langage. Cette rupture me laisse penser que les animaux et les hommes suivraient chacun un couloir parallèle sans jamais se rencontrer ; nous ne percevons pas de la même manière, nous ne saisissons pas les choses selon un schéma commun. Comment pourrions-nous dès lors dialoguer ?
D’une façon ou d’une autre, mon monde se frotte à celui de Nana. Par des antennes que je ne parviens pas encore à saisir, nos mondes se touchent et se retrouvent dans une relation. En quoi consiste ce frottement ? Comment une telle « interface » (l’expression est de Donnah Haraway[4]) est-elle possible ? Il se peut que j’ai déjà eu, dans le passé, des expériences de ce genre. Il se peut qu’une brèche se soit déjà ouverte entre ce que je concevais comme ma dimension et celle d’un animal. Mais ai-je seulement été attentif ? Ai-je seulement été curieux ? C’est une telle ouverture qui s’est produite en cette journée où, tiraillé comme j’étais par ce balancement redondant entre la solitude des lectures et la confusion des bavardages alcoolisés, le regard de Nana m’a interpellé. Ce n’est pas que je n’ai jamais vu d’animaux ; ce n’est pas que j’ignorais qu’ils existassent ; c’est plutôt qu’en les voyant, je ne les rencontraispas – ou du moins, que je ne me savais pas en train et les rencontrer et que je n’avais pas tiré de cette même rencontre une idée susceptible de modifier mon rapport aux choses et aux êtres environnants.
Je puis tout aussi bien me demander si cette ouverture est vraiment possible, si je puis vraiment échapper au langage, m’extirper des formes de vie pour me glisser subrepticement hors des cadres de l’existence humaine. Si tel était le cas, serais-je toujours en mesure de rencontrer Nana ? Aurais-je encore de quoi décrire, de quoi signifier ce qui s’est produit lorsqu’elle m’a interpellé, lorsque Derrida se rendit compte que, nu comme il était dans sa salle de bain, il était vu par sa chatte ?
Le problème est que la forme de vie est indissociable du langage ; dès lors que Wittgenstein pense une action, il la pense avec un certain usage des mots. Les phrases et les propositions sont pour ainsi dire cet horizon dont se détache toute action, et inversement. Comment dès lors concevoir une relation qui ne soit pas pensé selon la catégorie du langage ? Comme l’écrit Derrida : « Il ne s’agirait pas de « rendre la parole » aux animaux mais peut-être d’accéder à une pensée, si chimérique ou fabuleuse soit-elle, qui pense autrement l’absence du nom et du mot, et autrement que comme une privation »[5].
Quelque chose se produit avec mon chat et qui semble ne rien à voir avec une relation interhumaine – naît tout un ensemble de rapports faits de « respect », de « curiosité » et « d’attention » mais qui n’existent visiblement pas sur fond de langage. Autrement dit, Nana n’est pas cet être privé de ou en carence de langage. Elle est cet être vivant qui m’interpelle et qui attend une réponse sans laquelle je ne pourrais « vivre-avec » elle et par conséquent multiplier mon propre monde en rencontrant le sien dans une interface.
Je ne deviendrai pas le lion wittgensteinien ; je n’arriverai jamais à humer la pisse comme le fait Nana. Je ne mettrai pas non plus à uriner pour laisser derrière mon passage ce courant de présence – in abstentia – qu’est le territoire des félins[6]. En revanche, j’aurais fait la rencontre de mon chat ; j’aurais remodelé mes formes de vie en ouvrant une brèche dans le tissu de mon monde. J’aurais engagé ce que Donna Haraway appelle une « alter-mondialisation ». Comme elle l’écrit au seuil de Quand les espèces se rencontrent : « Il y a une autre mondialisation prometteuse à apprendre en retressant certaines des relations ordinaires[7] entre les vies de différentes espèces sur terre. Selon moi, nous apprenons à faire monde (become wordly) en étant aux prises avec ce qui est ordinaire, et non en s’élevant vers des généralités ».
Chacun de nous est déjà, d’une certaine façon, pris dans cette altermondialisation. Simplement, il ne suffit pas de se contenter de ce que nous avons déjà ; il faut sortir de l’exceptionnalisme humain pour échapper au ressentiment. L’altermondialisation ne renvoie pas seulement ici à un processus économique (bien que Donna Haraway formule là une critique explicite de ce que l’on nomme « mondialisation »). C’est un processus d’ouverture à ce qu’elle nomme les « espèces compagnes ». Que faut-il entendre par là ? Celles-ci peuvent être définies comme tous ces êtres « non-humains » (la définition se place alors de la perspective de laquelle il s’agit de sortir – elle correspond à un geste critique et d’ouverture) avec lesquels nous vivons en interdépendance – avec lesquels nous « partageons le pain » (référence directe à l’étymologie du mot « compagnon »). Une espèce compagne n’est pas un animal de compagnie. Ce n’est pas seulement un animal : ce sont toutes ces multiplicités avec lesquelles nous sommes en connexion et avec lesquelles nous pouvons entrer dans des rapports plus poussés pour mettre en question une définition substantialiste de l’homme. « Nous n’avons jamais été humains[8] » : nous n’avons jamais été que des multiplicités en connexion avec d’autres multiplicités[9]. Nos corps tout entier sont – à l’échelle moléculaire (je précise au passage que Donna Haraway est aussi biologiste) – ce fourmillement, ce grouillement de microbes et d’êtres vivants microscopiques.
C’est pourquoi je disais plus haut que mon rapport à Nana me « semble » ne rien à voir avec un rapport interhumain. Mais dès lors que l’on questionne l’exceptionnalisme humain et une définition substantialiste de l’homme, on en vient à cette belle idée que la question à se poser est toujours la même : quel effort fournir, quelle curiosité avoir pour vivre plus intensément, pour rencontrer et respecter ce qui est ? On nous dira que l’on tombe là dans un écueil anthropomorphiste – mais comment faire autrement? Ou plutôt : le concept d’anthropomorphisme est-il toujours opératoire dès lors que nous avons questionné cette séparation trop nette entre l’homme et l’animal [10] ? Comme dit plus haut, pour vivre-avec Nana, je ne puis pas m’extraire du monde dans lequel je me trouve pour rejoindre une dimension vide où je serais moi-même un chat. Je parlerai donc toujours, à propos de Nana, d’attention, de curiosité et de respect ; autrement, je ne répondrai jamais à ses appels – j’en resterai au ressentiment, à une perspective appauvrie et irrespectueuse vis-à-vis de celle avec laquelle je puis « partager le pain »[11].
Je finirai en disant que j’ai conscience d’avoir employé une expression lourde de présupposés – « l’animal », « les animaux ». Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret dit avoir des réticences avec ceux qui se contentent de dire « les animaux ». Mais – et Vinciane Despret ne s’en prive pas non plus – il nous faut bien partir de ce langage approximatif et révélateur de certains présupposés pour introduire le problème – ce dernier ne se construit en effet jamais sur un néant ; il repose toujours sur l’examen attentif de ce qui nous cadre et modèle nos vies quotidiennes (le plus souvent, à notre insu).
En même temps, j’ai pris le risque d’être pris au piège par ces concepts et ces formulations déjà installés dans les nature-cultures[12]. Et c’est pourquoi j’ai préféré parler de Nana. D’un autre côté, je mesure tout ce que cette attention portée à cet être spécifique aura laissé de côté. Et si je me mettais à questionner cette empathie à géométrie variable que nous pouvons avoir quand il s’agit d’animaux (on pourrait poser la même question s’agissant du racisme et des « phobies » de tout genre) ? Nous acceptons d’abattre des vaches, des porcs, mais pas des chiens ou des chats. Je suis généralement plus sensible à la mort d’un animal terrestre ; pourtant, ne puis-je pas rencontrer le crabe, la pieuvre ou la murène ? Mon grand-père, Claude Arzillier, était plongeur ; toute sa vie, il a été un grand amoureux des bêtes : il aimait ses chats, les goélands de passage, les chiens… Il me parlait souvent des rencontres qu’il avait pu faire sous l’eau : avec des requins, des mérous… Pendant une grande partie de sa vie, Claude a dansé avec les poissons. J’ai déjà plongé à ses côtés, mais depuis quelques années, j’ai peur des fonds marins. J’essaye de me baigner en ne pensant plus au Léviathan. La seule chose qui m’apaise est d’imaginer mon grand-père près des poissons. Plus d’immensité, plus de noirceur ; juste l’effleurement silencieux d’une écaille.
par Hippolyte Arzillier
[1] Sur ce point, voir l’analyse que fait Haraway des études de Barbara Smuts sur les babouins (pp. 42 à 49 de l’introduction de Quand les espèces se rencontrent, La Découverte, 2021, 474 p.).
[2] Jacques DERRIDA, « et si l’animal répondait ? », in L’animal que donc je suis, Galilée, Paris, 2006, p. 26.
[3] Je ramène ici les lecteurs du Canard à l’article que j’ai déjà consacré à la question des « jeux de langage » dans la philosophie de Wittgenstein dans le numéro consacré au jeu.
[4] On pourrait là aussi dire bien des choses sur les zones de contact, mais par souci de ne pas assommer mon lecteur, je renvoie ceux que cela intéresse au chapitre « Entraînement dans la zone de contact » (D. HARAWAY, op. cit.).
[5] Jacques DERRIDA, p. 74, op. cit.
[6] Je reprends une distinction développée par Vinciane Despret dans son ouvrage Habiter en oiseau où elle distingue le territoire des mammifères (fonctionnant par « signaux évoqués » - comme celui des chats) de celui des oiseaux (qui repose bien plus sur la présence immédiate – en grande partie liée à la plus grande mobilité de ces derniers). Pour approfondir ce point, voir le « Contrepoint » qu’elle consacre aux thèses de Michel Serre sur les territoires animaux.
[7] Le terme « d’ordinaire » n’est pas choisi au hasard. Il prend tout son sens quand on étudie la critique que formule brillamment Haraway à l’encontre de Deleuze et Guattari. Dans Mille Plateaux (p. 294 de l’édition des Editions de Minuit, au sein du second plateau intitulé « 1730 – Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible »), ces derniers écrivent que « tous ceux qui aiment les chats, les chiens, sont des cons ». Je noterai d’abord combien il peut paraître surprenant de lire une telle phrase dans un ouvrage aussi effrayant et complexe que Mille Plateaux. Je ne peux m’empêcher d’imaginer quelque lecteur aventureux prendre l’imposant volume dans une librairie, puis tomber par hasard sur cette phrase. Je ne compte pas développer ici pourquoi de si éminents philosophes ont pu avancer une idée pareille et ce qu’Haraway leur reproche. Cela prendrait trop de temps, mais pourrait faire l’objet d’un autre article. Je noterai simplement en passant que la critique d’Haraway ne doit pas laisser penser que celle-ci ne reprenne rien à Deleuze et Guattari. Elle leur doit au contraire beaucoup (peut-être même plus qu’à Derrida); ce que confirme un passage de Quand les espèces se rencontrent où elle remercie Deleuze de lui avoir permis de comprendre et d’adopter une pensée par « agencements ».
[8] L’expression est reprise à Haraway. Pour développer un peu ce point : le problème avec un concept comme celui d’ « homme », c’est qu’il nous amène à manquer de cette « précision » que Bergson appelait de ses vœux (en faisant référence à la précision de la science) au seuil de La Pensée et le mouvant : nous devons tailler des concepts à la mesure de ce qui est (comme quand Leibniz propose de penser le concept de César), garder le système ouvert pour ressaisir la genèse des multiplicités. « L’homme » taille donc trop large ; et puis, il réintroduit tout un tas de conceptions fatiguées et aux conséquences (notamment politiques) plus graves qu’on pourrait s’y attendre.
[9] Certains reconnaîtront peut-être ici le fameux « rhizome » de Deleuze et Guattari – cela confirme ce que nous disions dans la note 7. Pour ceux que ce concept intéresserait : voir « Introduction : rhizome » au tout début de Mille Plateaux (op. cit.).
[10] Ce court article ne nous permet pas de mesurer toutes les conséquences d’un tel geste – celui amorcé par Derrida et prolongé par Haraway. C’est pourquoi je demanderai à mon lectorat de ne pas s’agacer que je ne traite pas de façon suffisamment approfondie toutes les questions que je peux soulever – j’espère simplement que cet article lui donnera des pistes de réflexion qu’il pourra approfondir de son côté.
[11] J’ai trouvé en Haraway un point de jonction entre toutes ces pensées qui, depuis quelques années, partagent pour moi un certain nombre d’idées qui mériteraient d’être défendues : Leibniz, Nietzsche, Wittgenstein, Bachelard, Deleuze, et bien que je l’eusse moins travaillé, Spinoza. Vinciane Despret propose d’ailleurs, dans un excellent article, une lecture spinoziste du livre d’Haraway (voir son article « Rencontre un animal avec Donna Haraway », dans Critique, 2009/8 (n°747-748), pp. 745 à 757).
[12] Un autre concept qui demanderait une étude plus attentive et qui nous plonge au cœur de toute la démarche d’Haraway, du Manifeste cyborg à Quand les espèces se rencontrent.