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Et, sous un soleil de plomb, René Clément inventa Alain Delon…

Le canard en quête : mais, au juste, pourquoi Alain Delon est-il le plus grand ? (épisode 1)

La rude polémique qui a suivi son César d’honneur est passée et sa mort prochaine de l’acteur étant bien malheureusement probable – le déluge d’honneur qui suivra : Le canard sauvage peut sereinement (prudence et prévision sont parents de sûreté !) se consacrer à l’œuvre de cet homme de « la race des seigneurs » qu’est Alain Delon.

Delon n’a jamais été en reste des chroniques du Canard, direz-vous. Nos journalistes férus ont suivi sa carrière, ses soubresauts, ses ombres, nos plumes aiguisées débusquèrent le talent à son orée, contemplèrent l’aurore de ce soleil pleinier qui illumina notre cinéma, et suivirent sa courses jusqu’à son terme. Mais il est lointain, ce temps, et l’homme lui-même sans doute a fait son temps, il pense paisiblement à la fin, dont il a semble-t-il renoncé de les modalités, après avoir longtemps pensé à jouer son samouraï des temps modernes. Il faisait paisiblement le point dans un entretien récent : « Je partirai tranquille, je ne regretterai rien et surtout pas cette époque de merde. » Il est de notre devoir de revenir un peu sur cette carrière, dans sa fulgurance, dans cet alignement vertigineux de chefs d’œuvres qui ne cessèrent de nous ébahir alors que nous l’observions se produire (il est question, ici, d’Alain-Delon-acteur, ainsi qu’il le dirait lui-même), que nous pouvons aujourd’hui avec autant de recul qui ne se peut contempler dans son ensemble, pas à pas.

Et nous commençons par le commencement.

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Nous aurions pu partir de Sois belle et tais-toi de Marc Allégret, de ce rôle un peu anecdotique où il croise Belmondo, lui aussi à ses débuts, mais on n’y retrouve pas encore Alain Delon, la puissance non pas de composition mais de personnalité qui est la sienne… Non, vraiment, il est bon de débuter par Plein Soleil.

 

    Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

 

Plein Soleil (libre adaptation du roman de l'Américaine Patricia Higsmith  Le Talentueux M. Ripley) est un film d’une fascinante duplicité, paradoxalement dissimulée sous l’éclat méditerranéen presqu’irréel, et pourtant tellement vivant, éblouissant en tous cas, de cette mer, de ces villes d’Italie, de ce ciel parfait, de ces personnages – physiquement – hauts en couleurs, et de comportement faussement tranquilles. Un parfum de dolce vita, existences décadente, abondante et sans soucis, constamment soutenue par la musique sereine de Nino Rota, se diffuse, réellement,– non pas comme de belles et fallacieuses apparences, mais bien malgré le déroulé dramatique et une noirceur que l’œil ébloui et charmé ne peut capter tout à fait sous les jeux délicats, subtils et de nos machiavéliques protagonistes…

 

    Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

 

C’est par sa rigueur scénaristique d’orfèvre, alliée à une photographie tout simplement sublime, que ce long métrage impressionne.

Dès l’introduction, nous voici devant deux personnages légers : ce sont Maurice Ronet (Philippe Greenleaf) et Alain Delon (Tom Ripley). Ils sont à vrai dire d’une immorale légèreté où luxe consonne avec luxure, et qui rappelle pour Ronet son rôle bien plus tardif, terrible et splendide, de Raphaël ou le débauché… en revanche Delon demeure encore en retrait (c’est la force du film), écrasé par son charismatique et voyou compagnon. Il faut admettre que les dialogues de cette première séquence se teintent d’airs un peu surannés, trop studio (est-ce à cause de ces détails que les zèbres des Cahiers du cinéma demeurèrent réservés devant une telle réussite ? ou bien la propension, réactionnaire peut-être, de ce film, à se parer d’un impeccable scénario ?). Ils ont le mérite cependant de nous immerger immédiatement dans cette ambiance de vie facile et immorale où le faux semblant, « le réel et son double », comme dirait le philosophe, ont leur place et leur aise.

 

   Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encore tout fatigués par la vague marine,

 

Plein-Soleil-style.png

 

 

 

 

 

 

 

Il est temps d’embarquer sur un voilier superbe et luxueux, en compagnie toujours de MM. Greenleaf et Ripley (chargé, dit-on, par le paternel du premier de le ramener au bercail familial), et de Marge Sherwood – Marie Laforêt, la « fiancée » (comme on disait alors) de Greenleaf, qui joue avec classe et brio le probable seul personnage sympathique du film. On a beau être au grand air de la mer, dans un concert invraisemblable de chatoyantes couleurs (Henri Decaë, l’habituel chef opérateur de Melville, qui officie ici, est apparemment aussi génial dans l’or méditerranéen que dans le noir et blanc du Doulos ou le terne du Samouraï) on suffoque un peu dans ce petit voilier, d’autant plus avec un Maurice Ronet dont l’un des talents d’acteurs, outre le « splendide désenchanté » ainsi que le désigne José-Alain Fralon dans une récente biographie, est de jouer un salaud de grande envergure ce à quoi il s’emploie ici.

Mettons fin au synopsis.

plein-soleil.jpg

Si les acteurs ne démontraient pas tant de talent au dialogue, on eût pu espérer que ce film soit muet, et se contenter de ce subtil réseau d’œillades – de l’inquiétude de Marie Laforêt à l’alternance exquise de calcul et de nonchalance de Delon, en passant par l’intelligence roublarde de Ronet – où la caméra révèle, comme dans les eaux claires qui sont l’insaisissable terreau de l’aventure, des teintes grises, vertes, jaunes, brunes. Les yeux de nos trois personnages (si l’on s’amuse de faciles étymologies : le personna, c’est le masque des acteurs antiques) sont, pour réemployer avec sûreté une métaphore de la pléiade, des coraux, des préciosités de la mer aux faces tellement saisissantes qu’on ne peut en saisir le fond. Les yeux clairs de plein soleil manifestent tout le génie de ce film : ils nous renvoient une charmante lumière à la manière d’un miroir pour mieux rendre impénétrable l’intériorité qui les meut. Il faut dire que certains plans rapprochés du film touchent, par leur luminescence, le plus grandiose que l’on puisse saisir d’un visage humain.

 

   Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

 

À ce jeu là, Delon excelle plus que quiconque. De son regard, son allure, ses gestes émanent une intelligence indubitable. On peut d’ailleurs, à mon sens, affirmer que la beauté même de Delon prouve son intelligence… comprenez cet énoncé : mon camarade de rédaction a récemment publié un article fort intelligent sur M. Ernst Jünger et Pierre Grimault – remarquable papier, sur un sujet, à mon humble avis, rébarbatif – eh bien M. Delon n’est pas intelligent à la manière encyclopédique, analytique d’Ernst Jünger ! Son intelligence est d’instinct. Elle se révèle dans ces gestes subtils, dans cette élégance l’air de rien et pourtant si savamment étudiée, dans le jeu de Delon avec son corps, avec sa souplesse, avec sa précision, avec ce talent insolent, avec cette puissance magnétique qui est la sienne et dont il est pourtant à l’évidence le premier étonné. Et étonnamment, quoi que la masculinité du rédacteur de cet article altère peut-être ce jugement, il n’y a rien de sexuel dans la jouissance que procure Delon… Il est sensuel à la manière d’un animal… René Clément réalisera d’ailleurs un autre film avec Delon : Les Félins. Précisément, on admire Delon à la manière d’un félin, à la manière d’une étrangeté absolue mais que l’on estime, de par sa prestance qui nous marque et nous échappe. D’ailleurs, les sourcils et la chevelure de Delon – plus encore dans la suite de sa carrière – rappellent souvent le visage d’un lion. Ici plus jeune, il a l’allure d’un léopard, un corps non pas dessiné selon des canons humains mais infiniment habile à se mouvoir, des yeux capables de réagir, avec instinct et aplomb, au jeu du chat et de celui qui le pourchasse.

Car dès lors que le jeu de subtilisations et de masques, le jeu d’acteur et de planificateur, est lancé, (annonçant la naissance prochaine d’Alain-Delon-acteur-réalisateur), c’est bien Alain Delon qui vit la situation, qui fait œuvre de stratégie et de tactique, dans ses imitations, ses assurances scrupuleuses, ses dangers, ou encore cette fameuse scène où Delon faillit y passer, seul sur un voilier au milieu de la mer en furie, et suivi de loin par la caméra avide-cruelle de René Clément.

Delon sait aussi dépasser le jeu, dans une scène exceptionnelle où le personnage déambule, libre façon Nouvelle Vague (à ceci prêt que René l’emprunt d’un symbolisme fort scénaristique), dans un marché italien, où, vêtu de ces étoffes claires et légères de l'Italie radieuse si propices à la sprezzatura d'un habile instinct, il flâne l’air de rien et d’un naturel flamboyant, promené par les airs folâtres de Nino Rota, dans une scène qui où l’on reste coi devant tant de maîtrise et de liberté de la part de René Clément et d’Alain Delon : leur naturel, c’est d’accomplir le geste d’une souplesse irréprochable. On peut penser, dans un même alliage de désinvolture et de précision, dans ce même esprit joueur qui caractérise les âmes solitaires et ambitieuses, à cet entretien d’Alain Delon, en 1969,  en pleine affaire Marković , recevant la BBC chez lui, jouant au billard, et répondant au journaliste : « – Could you kill a man, or have a man killed ?  Hmmh… It’s not a fair question in the middle of the Marković affair. If I’ll answer yes, people would do : ‘’hinhin !’’, and let’s say I’ll answer no, they would do : ‘’hunhun !’’. » 1

Car Tom Ripley, plus qu’aucun autre rôle, c’est Alain Delon !, ce gamin qui grandit à la prison de Fresnes où il entendit l’exécution de Pierre Laval, ce pas-encore adulte qui revient de l’Indochine et qui fricote avec les prostituées pour rejoindre les milieux artistes, jeune homme solitaire et taiseux, à la fois sombre et solaire, lui qui décida, poussé par des putains, de devenir acteur, et qui secrètement, alliant la sûreté de son instinct à la méthode de son ambition solitaire, décida d’être une légende, le plus grand acteur français, rêve de mégalomane sans aucun doute, mais surtout pari tenu !

Voyez plutôt comment, par un culot magistral et pourtant sans dire un mot de trop, notre vedette en herbe obtint le rôle : à l’origine Tom Ripley, ce devait être Jacques Charrier, et Philippe Greenleaf Delon (repéré après Sois belle et tais-toi) ; Delon décline le rôle devant Clément et les frères Hakim, producteurs, affirmant qu’il correspond mieux à Tom Ripley ; « Ce fut horrible. Les frères Hakim, Robert surtout, hurlaient : « Comment ! Vous osez ! Vous n'êtes qu'un petit con ! Vous devriez payer pour le faire ! » Ça a duré jusqu'à deux heures du matin, constamment à la limite de la rupture définitive. Et puis est venu un grand silence impressionnant, je m'en souviens très bien. Et dans ce silence est tombé la voix de Bella Clément : ‘’Rrrené chérri, le petit a rrraison’’. Et jusqu'à quatre heures du matin, elle a expliqué pourquoi le petit avait raison. » 2 Précieuse intuition que d’agréer celle d’un jeune homme d’exception qui, par cette porte ouverte, choisit le cinéma pour deux décennies. Comme Delon se plaisait à dire, « un comédien apprend le métier, il vient du conservatoire, il joue son rôle, un acteur, comme Lino Ventura (ou lui) est arrivé là par hasard, et il est ». Alain-Delon-acteur, c’est une des facettes de ce mélange d’esprit de jeu et d’esprit de sérieux qui caractérise l’homme, facette où peut se couler cette personnalité d’ambivalences, grand seigneur et gamin des rues, mais toujours avec un maintien de samouraï, ce professionnalisme de héros melvillien. Si Delon ne joua pas, mais fut, il fut tout et ne fut rien…

Ce parcours sinueux, Le canard sauvage se propose hardiment de le suivre…

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Alors, pour le cinéma, par le cinéma, vive Alain Delon !

 

Hugues Hirsute

 

1Voici le lien de l'entretien ; à propos de l'affaire Marković qui, nous le savons, passionne toujours autant les nos lecteurs : suite à une question audacieuse de M. Berbac, notre rédacteur en chef Ernest-Hilare de la Motte Flanquin a fait preuve d'une salutaire clarté quant à notre position vis-à-vis de l'affaire, disculpant du même coup le couple Pompidou, Marcantoni et Delon, démontrant qu'il s'agit là d'un coup monté politique lié à l'affaire Tintin-et-le-temple-du-soleil.

2Interview d’Alain Delon par Olivier Dazat et Jacques Fieschi, revue Cinématographe, septembre-octobre 1984

Commentaires

  • Cet article, à l'image de l'art de Delon, tout en subtilité et en raffinement, est précieux de détails et de remarques pertinentes. Outre le contenu dont nous ne doutons point de l’excellence, l'élégance de cet texte fait passer son rédacteur pour un écrivain dont la poésie est du genre de celle des Passants de Paris que Balzac décrit superbement dans Illusions perdues lorsqu'il dit que "les Passants de Paris était écrit de cette manière neuve et originale, où la pensée résultait du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveillait l’attention".
    Nous déplorons néanmoins l'absence d'analyses qui soulignent toute la philosophie qui se cache derrière le non-dit dans le jeu de Delon, philosophie directement héritière de la thématique du non-être dans le Sutra du Cœur.

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