Promenez-vous, à l'affût d'oiseaux bavards, parmi la campagne provençale, au fil des souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol... (Martin Renart)
« Chasseurs dans les bois que la vie exila, que la vie a de charmes /Printemps des forêts tu souris à le voir/Il cherche à travers les bouleaux et les charmes/Ta trace ô gibier, du matin jusqu’au soir. » Voilà ce qu’entonnent les chasseurs de Der Freichütz (le franc-tireur), opéra de Carl Maria von Weber présenté pour la première fois à Berlin en 1821, en plein boom romantique. Dans le temps, les compositeurs à la suite de Beethoven recueillirent les vieilles chansons populaires et érigèrent ces ultimes cancanements d’une époque révolue en airs d’opéra intemporels. Les chasseurs de Weber et leur gibier sacré font vibrer les cordes de tout un imaginaire de la forêt enchantée allant de Robin des Bois aux frères Grimm. Une émotion vous prend à la gorge à l’écoute de cet air guilleret mais nostalgique. C’est une chanson du bon vieux temps, un air de plume au chapeau, de bière mousseuse et de forêt moussue.
Mais Jo ! Ho ! Tralalalalalala (ect), quittons le poulailler du Konzerthaus de Berlin et les bois de Bohême pour l’arrière-pays non moins enchanteur d’Aubagne et de Marseille qui se présente au jeune Marcel Pagnol : « alors commença la féérie et je sentis naître un amour qui devait durer toute ma vie. » Les Souvenirs d’enfance de l’auteur aubagnais s’écrivent dans la même tonalité que les opéras romantiques ; La Gloire de mon père et le Château de ma mère (auxquels nous nous limiterons) ne sont au fond rien d’autre que des contes provençaux, de vieux airs de vacances. Ces souvenirs chantent encore pourtant, d’abord parce que les livres de ce cher Marcel se lisent avec l’accent marseillé, mais aussi grâce aux bruissements d’ailes et aux chants de la multitude d’oiseaux qui volent dans ce ciel soutenu par Tête Rouge, Garlaban et le Taoumé. C’est que le massif de l’Etoile qui entoure la Bastide Neuve (la demeure des vacances) s’avère être un terrain de chasse formidable. Sur la trace des oiseaux du matin jusqu’au soir, Joseph, l’oncle Jules, Marcel et son ami Lilli, sont de trrrès bons chasseurs ; ils voient un truc qui bouge et ils tirent (pas comme les mauvais chasseurs qui eux voient un truc qui bougent et tirent). Donc reprenons, ils ont un fusil, y’a un truc qui bougent et ils tirent, et souvent ce qu’ils tirent, ben c’est des oiseaux ; l’occasion pour nous de voir passer les oies sauvages et pour ce journal de bien porter son nom. Faisans donc si vous le voulez bien une petite leçon d’ornithologie en trois temps. Trois espèces de volatiles nous aiderons à évoquer sans détours les premiers souvenirs du jeune Marcel.
le massif du Garlaban
1 : LA BARTAVELLE : Alectoris graeca, de la famille des phasianidae aussi appelée perdrix royale, elle symbolise à elle seule la gloire du père. Son nom viendrait du provençal bartavélo, qui signifie serrure grossière et lui serait attribué à cause de son cri grinçant. Toutefois ne nous avançons pas trop, rien n’est certain et nous attendons toujours les précisions du curé de la Treille. Nous pourrions, en spécialistes, douter de la vérité scientifique de la présence de bartavelles aussi près de la mer, celles-ci préférant habituellement les contreforts alpins, mais nous dirons avec indulgence que cette potentielle incohérence géographique confère une part mythique au récit. Extrêmement rare, l’« énorme et rutilante » perdrix royale est, selon les dires de l’expérimenté oncle Jules, le roi des gibiers, « le rêve du chasseur » et même la « chimère de la ménagère. » Cet oncle admiré de Marcel menace pourtant la toute-puissance du père, Joseph, que son fils ne supporterait pas de voir humilié au retour de la chasse. L’inquiétude grandit à l’approche de l’ouverture, elle est justifiée lorsque Joseph manque une perdrix, atteint son paroxysme quand un lièvre lui file entre les jambes, puis l’impensable se produit. La journée touche à sa fin lorsque passe au-dessus des chasseurs un vol de bartavelles. L’ambitieux Joseph tente alors « le coup du roi », réputé difficile, qui consiste à tirer l’oiseau perpendiculairement, et il le tente « en doublé ! ». Les rêves des chasseurs s’évanouissent derrière la barre rocheuse, l’oncle s’agace et Joseph est penaud. C’est alors que jaillissant de sa cachette, son fils hurle à en pleurer « ils les a tuées ! Toutes les deux ! Il les a tuées ! » haussant vers le ciel « la gloire de [son] père en face du soleil couchant. » Quelle fierté ! Marcel assiste en premières loges au sacre de son père, qui prend le titre du gibier qu’il vient de vaincre. Le nouveau roi parade ensuite au village de la treille et les oiseaux dansent à sa ceinture. Ce professeur rationnel et anticlérical prend un air blasé sur la photo souvenir que souhaite prendre le curé, il tente de masquer sa fierté, se veut sobre dans la gloire, lucide dans la liesse. Le dimanche suivant pourtant, lorsqu’il reçoit les épreuves du curé, il annonce vouloir en envoyer une à son propre père « pour lui montrer comme Marcel a grandi ». Marcel a effectivement grandi et il n’est pas dupe : « j’avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d’humanité : je sentis que je l’en aimais davantage. »
2 : L’ORTOLAN : Emberiza hortulana, de la famille des embérézidés aussi appelé bruant ortolan, il symbolise à lui seul l’amitié de Marcel et Lilli, petit paysan du hameau des Bellons. La rencontre a lieu au tout début du deuxième tome des Souvenirs, près d’un piège à oiseau posé par Lilli. Les deux garçons deviennent inséparables compagnons de chasse, vivant d’air pur et d’eau fraîche, comme le veut la chanson. Marcel est émerveillé par « son petit frère des collines » qui connait « chaque vallon, chaque ravin, chaque sentier, chaque pierre », chaque source aussi (mais une source « ça se dit pas !). Cependant, l’heure de la séparation sonne avec la fin des vacances et Marcel retourne à la prestigieuse école des Chartreux de Marseille. Il devient lui-même oiseau en retrouvant sa cage, avec sa cour carrée et ses platanes. Le comble ! Et voilà que lui parvient une lettre tout droit venue de la liberté, de ce cher Lilli et de ses collines qui appelle son ami d’un retentissant : « Ô collègue ! ». Ce message de réconfort est un « tendre mensonge » qui consiste à faire croire à Marcel que tous les oiseaux de la chasse sont partis avec lui : « cet un dézastre » !!! Plus de grives, plus de « perdrots » et surtout, plus d’ « orthollan » ! Meilleur à la chasse qu’en « ortograffe », Lilli ne manque pas de cœur et apprend l’amitié vraie à Marcel. Ce dernier qui prévoyait une réponse impeccable, sur papier à lettre et relue par le daron, finit par épargner à son collègue cette violence symbolique en prenant comme lui des pages de cahier déchirées pour support. Surtout, il réécrit « ortolan » comme lui et cet « orthollan » scelle par écrit le pacte d’amitié. Il porte les deux « L » de Lilli et le « H » de l’ « Hermitte des collines » que Marcel veut devenir.
3 : LE GRAND DUC : Bubo bubo, de la famille des rapaces nocturnes aussi appelé Libou ou encore Legrosibou, il symbolise à lui seul la honte du fils. Dans le grand livre des vacances, il est écrit que ces dernières prennent inévitablement fin comme toute bonne chose. Marcel refuse cependant de s’en laisser conter et décide de s’enfuir dans les collines. Les deux amis partent dans la nuit en direction d’une grotte secrète du Taoumé, Marcel est résolu, il est le futur Robinson, l’affranchi, l’hermitte, le chasseur ultime. Seulement voilà, dans la grotte niche Libou, qui a sûrement une femme donc un nibou plus un nibou ça fait deux grosibous, sachant qu’ « un grosibou, la nuit, c’est pire qu’un aigle ! » Décidé à vaincre, Marcel veut rester « formidable » face à son disciple mais lesibous auxquels s’ajoute un berger fantôme qui roderait dans la garrigue ont bientôt raison de lui. Il trouve enfin l’excuse honteuse : la source gargouillante de la Font-Bréguette qui donne dix litres d’eau fraîche par jour, assez pour se laver non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête, ne permettra pas au héros (fort peu héros en ce moment), de se purifier tout le corps des terribles « micropes. » L’argument hygiénique est trop fort, il renonce. Les deux grosibous ne seront pas délogés par l’ordre de l’Orthollan. Le jeune Pagnol descend de la colline pour remonter dans sa chambre : « plus haut que les dernières brumes, une alouette chanta sur ma défaite », il prend conscience qu’avant ce chant de l’oiseau, il a renié trois fois : « j’avais menti à mes parents, j’avais menti à mon ami, je m’étais menti à moi-même. » Il a voulu vivre Jésus, il se rendort saint Pierre. Après la gloire du père survient donc la honte du fils, à moins que les écritures ne s’accomplissent effectivement dans cette kénose impensable. Marcel accomplirait la prophétie, au cœur d’une nuit de fin de vacances, au milieu des derniers chevriers dans cette étable de la Bastide Neuve. Le petit Jésus, fils de Joseph, est bien né en Provence, comme chacun sait. Les grands ducs n’ont plus qu’à s’incliner devant le roi du monde.
Ce règne est pourtant rattrapé par sa fin. Marcel retourne en cage et imagine Lilli, « sifflant, les mains dans les poches avec un collier d’ortolans et une ceinture de grives. » Le roi des oiseaux c’est bien lui, et c’est fort de ce titre qu’il est envoyé des années plus tard, faire l’ouverture de la Grande Chasse. C’est probablement à cette période, entre 1914 et 1918, que sa rencontre avec Ernest-Hilare de la Motte-Flanquin eut lieu. Ces deux passionnés, ornithologues et fiers de l’être, arboraient toujours une plume à leur casque. Les témoins de leur franche amitié se souvinrent longtemps de leurs prises de bec, pour savoir qui de la bartavelle ou du canard sauvage incarnait véritablement « le rêve du chasseur. » C’est que leurs pays leur manquaient. Lilli des Bellons ne revit jamais ses collines, « dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms. » On a tiré sur l’oiseau moqueur, Lilli des Bellons, qui volait si bien des deux « L » de son nom. Pourtant, ce nom bourdonnant n’a pas cessé de vibrer entre les pages de l’enfance. Il symbolise les premières ondes sonores, le frémissement, la promesse d’une grande symphonie : « un grand oiseau noir , immobile, marquait le milieu du ciel, et de toutes parts, comme d’une mer de musique, montait la rumeur cuivrée des cigales », viennent ensuite les vents : le mistral qui chante dans « la pierre à musique », les bâtons des derniers chevriers frappants les sentes rocheuses, le carillon des sources, la voix des aimés, et c’est tout l’opéra provençal qui s’ouvre au rythme du souvenir. Jo ! Ho ! Tralalalalalalalalalalalalalala…
par Martin Renart
(1) Aussi savoureux que le « ah oui minot ! » des chanteurs de MIA...
Commentaires
J’adore ! Bravo !