Au jardin de Zapparoni, au royaume de Takicardie, tintamarres pour un peu d'âme au milieu des machines ! Jünger, Prévert et Grimault pour deux grandes œuvres profondes, belles et sombres et sans tonitruement.
À l’occasion de la reparution de notre article sur Abeilles de verre (1960 – nos plus fidèles et anciens lecteurs ont peut-être repéré nos menues modifications), nous nous permettons une succincte évocation de deux œuvres aux parfums bien différents – Abeilles de verre de Jünger donc et Le Roi et l’oiseau, dessin animé de Paul Grimault et Jacques Prévert. Chacune porte avec une délicatesse certaine un regard distant, tranquillement ironique sur l’humanité, les machines et les liens qui les unissent, qui les opposent.
Le film de Paul Grimault commence sous les réjouissants hospices d’un narrateur ailé, paternel et généreux, c’est lui, l’oiseau. « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. L’histoire que nous allons avoir l'honneur et le plaisir de vous conter est une histoire absolument vé-ri-dique. » Et l’oiseau (un genre de toucan des plus sympathiques) s’oppose au roi, au roi du Royaume de Takicardie, le tyrannique Charles-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize. Un oiseau anthropisé, un roi, en l’occurrence méchant, dans un château au milieu de nulle-part : nous voici pleinement immergés dans l’univers des contes (bien plus franchement que chez Jünger, qui ne convoque aucun des topoï du genre), et le narrateur reprend la figure immuable du père, généreux et fort, et surtout plein d’histoires. Un tel schématisme, propre au conte, est omniprésent dans l’œuvre : le roi est seul absolument, ses soldats sont totalement impersonnels et ses courtisans sont tous d’imbéciles flagorneurs, il élève une tour d’une formidable élévation, pleine de mécanismes bigarrées et de fioritures kitchs et prétentieuses au-dessus d’un petit village obombré d’exploités, au milieu d’un désert absolu. C’est le royaume de Takicardie.
Chez Jünger au contraire, c’est moins le cadre qui est de l’ordre du conte que ce déroulement extrêmement simple, cette sobriété des évocations, qui s’enfonce immédiatement dans l’analyse. Ainsi, un enfant peut entrer dans Le Roi et l’oiseau et s’émerveiller de sa petite musique, de sa présence paternelle, de son univers de conte… expérience un peu étonnante sans doute, mais propice à l’emportement des âmes juvéniles. Jünger laisse paraître cette atmosphère de conte dans un second temps, par l’appréhension qu’il fait de son sujet – le monde révolu des cavaliers et celui qui l’incarne, ce Richard mélancolique et rêveur, juste donc défaitiste, « homme avec qui on peut nommer des chevaux », l’ère de Zapparoni, ce nom si secret et si omnipotent, car « un nom qu’on ne fait que chuchoter a plus de pouvoir que celui qu’on crie sur les toits »… c’est donc par des sentences, de fascinantes situations, de subtiles descriptions, que Jünger obtient du lecteur (probablement moins jeune) les yeux ronds du rêveur. « Chimère, il parcourait du regard les toits gris ; il avait animé d’un éclatant plumage bleu la forêt vierge. Un reflet, une écaille de couleur immanquablement détachée, était tombée de son temps. Son plan, son ambition devaient viser plus haut qu’à apaiser la fringale croissante des masses avides de puissance et de luxe. »
Pourtant le classicisme narratif du Roi et l’oiseau n'est qu'apparent. Nous avons bien affaire à la cavale de la bergère et du ramoneur, mais ces personnages demeurent joliment muets : c’est l’oiseau qui paraît parfois assumer à la fois le rôle de figure tutélaire, au sens propre (il aide maintes fois nos jeunes héros par son expérience et ses envolées, il maîtrise le récit par sa qualité de narrateur). L’antagoniste lui-même semble parfois difficile à définir. C’est comme si le cœur du récit n’était pas l’échappée de nos deux personnages – « Une charmante bergère et un ramoneur de rien du tout. De rien du tout. » – mais la traversée de ce fantasque palais avec ses ascenseurs, ses appartements, ses œuvres d’art, de cette ville basse et ses habitants, l’aveugle espérant en particulier, et la faune aussi !, l’observation de ces mécanismes de filatures, de ces moyens brutaux et techniques opposées à la craintive intelligence des héros. Et tout cela aboutit… nous ne racontons pas la fin !, mais elle déconcerte, touche d’espoir et d’absurdité, elle donne soudainement couleur nouvelle à cette fuite dont on sentait un peu, par sa ritournelle musique, la vanité. Abeilles de verre aussi surprend par sa fin, si l’on accepte de la prendre au sérieux malgré son apparente désinvolture. Là s’exprime, (mon co-rédacteur d’outre-temps l’a bien développée – je renvoie à son excellent article) l’indépendance raffinée, aristocratique, de son auteur.
Au fond, Le Roi et l’oiseau et Abeilles de verre sont deux belles et stupéfiantes divagations sur les liens que peuvent entretenir la technique et l’autorité, la liberté et l’humanité. Elles sont empreintes d’une noirceur, celle de la nostalgie et de la crainte chez Jünger – « Où sont-ils, tous ces garçons encore rompus à manier le sabre et la lance, et avec eux leurs montures arabes, celles de haras de Trakehn, et les chevaux des steppes si grâcieux, et pourtant si infatigables sous leurs cavaliers. Tout cela, pour finir, n’a été qu’un songe… » – celle de la contamination du conte par la modernité et ses ennuis chez Grimault & Prévert. C’est le sentiment de poésie qui domine Le Roi et l’oiseau, animé par les instruments de Wojciech Kilar (à qui l’on doit entre autres le Dracula de Coppola), poésie d’une stupéfiante beauté telles que seule la sobriété évasive du dessin animé d’alors, appuyé sur un texte d’une triste malice signé Prévert, peut le permettre. Et c’est tout cela qu’on garde en mémoire : la moue du roi, les deux thèmes de Kilar variés de mille-et-une manières, l’énumération des étages d’ascenseur, le contraste vertigineux et poétique entre une monotonie certaine du film (parfois critiquée bien à tort) et ce cadre enfantin qui, parbleu !, appelle habituellement des histoires quelque peu plus gaillardes. Mais à rebours de Jünger qui exhausse l’idéal de l’ordinaire et la grandeur du microscopique, Paul Grimault & Jacques Prévert partent du merveilleux pour l’enfoncer dans une technique, dans efficiente et désincarnée monotonie pourtant toujours soutenue par l’intelligence et la subtilité de ces auteurs. « Nains, quant à la vie véritable, Goliaths de la technique – et, pour cette raison, gigantesques dans la critique, dans la destruction », écrit Jünger dans son journal (Kirchhorst, 22 septembre 1945).
Pierre Fuseau