... prétexte pour préciser notre démarche.
(Case d'ouverture de La Ballade de la mer salée)
« J’ai rêvé, l’autre soir, d’îles plus vertes que le songe... » (Amers, « Strophe », VII)
C'est cela, Corto Maltese, songer et habiter le songe, une rêverie rehaussée, plus verte encore de part son noir et blanc si net et si brillant, c'est habiter cette tension vers la forme, ce désir d'harmonie où la violence se fait gymnastique et où l'apaisement s'écoule inéluctablement vers une violence du rêve. La fameuse bande dessinée est ainsi solidaire du Saint-John Perse d'Amers, à la différence que la charge évocatoire du poète (la considération de la part onirique véritable de la réalité, de la rive érotique de la mer) est assumée par le très élégant dessin de Pratt, probablement plus que par ses personnages flegmatiques et détachés, souvent en-deçà du souffle, portés là par hasard en une aventure et heureux contemplateurs de leur propre destinée.
Pourquoi aimons-nous Corto Maltese ?
Cet attrait ne saurait se résumer aux qualités objectives, claires et nettement définies d’une bonne bédé. L’histoire peut nous emporter, mais dans le fond, elle est souvent sans intérêt. Même la fascination un peu bizarre pour la cité de Mû (tome 2 : Sous signe du Capricorne, tome 3 : Corto Maltese toujours un peu plus loin tome 12 : Mû) avec toute cette mythologie occulte et vaguement franc-maçonne, ou les évasions psychédéliques en croisant Merlin et Morgane (Les Celtiques), cela nous convainc quand même assez peu. C’est excellemment dessiné – oui, certes, m’enfin reconnaissons qu’individuellement certains traits sont un peu secs, et l’effet n’en est pas tout à fait maîtrisé, il est peut-être même un peu raté. C’est bien écrit et pourtant, prises en elles-mêmes, ces phrases qui dans le courant du récit nous ravissent nous font l’effet d’aphorismes un peu faciles quoique plaisants. Autrement dit il n'y a rien dans les qualités objectives de Corto qui ne justifie, semble-t-il, une telle fascination, (l’auteur de cet article aimant, comme à peu près toute la rédaction du Canard, farouchement Corto, ou au risque de passer pour cuistre, sauvagement).
Rien d’achevé dans notre attrait pour cette bande dessinée (ou comme dirons les puristes, ce roman graphique)… tout au contraire est ébauche et débordement. L’encre de ces planches, d’un noir plein s’étalant sur la lisseur d’un blanc lumineux, est presque toujours imparfait et bizarre... et vient une case où ces formes inachevées, presque en train de naître, captent tout à coup la perfection d’un trait, d’un trait net ou d’une courbe. Il y a en permanence une modulation perpétuelle du dessin de l’ébauche à la fulgurante perfection. La beauté de Corto Maltese ne se laisse donc jamais saisir, elle est dans cette coulée d’encre au fil des pages où naissent et disparaissent des formes rêvée, et dans le flegme amusant et mélancolique des personnages. Elle réside surtout dans un esprit qui dépasse immanquablement l'œuvre de papier savamment imprimée que nous pouvons tenir entre les mains, esprit plein d'allant, avide d'aventures : dans ces affabulations où la réalité lointaine devient rêve et où le rêve s'insinue dans le réel immédiat.
Car le noir-et-blanc de Corto laisse le champ libre autant à la bigarrure qu'à la solidarité des formes, il permet ce déploiement dans l'espace comme lieu commun du rêve et de la réalité, ce qui accueille le souffle de l'esprit et la solidité du réel qui demeure, selon le mot heureux de Lacan, ce contre quoi on se cogne. « L'espace... n'est pas le vide infini que certaine philosophie voudrait nous faire croire ; l'espace est ce qui se traverse, ce qui se relie, ce qui reçoit et transmet la vie à profusion. Mais l'espace est surtout ce qui, en dépit du nombre incalculable des parties qui le constituent, forme une totalité indivisible, dont apparaît aussitôt la cohérence. L'espace tient ensemble. » (Etudes sur le temps humain III, sur Saint-John Perse)
Corto Maltese est une œuvre éminemment romantique par cette soif d’infini (qui sent bon les embruns) et donc par cet amour du fragmentaire : les dialogues sont courts et incisifs, les histoires brèves et soudaines, et les personnages (la divinatrice Bouche dorée au premier chef) sont toujours des sortes d'apparitions évanescentes, hors du temps, ou au contraire tellement pris dans les flots du temps qu'ils ne peuvent jamais s'en détacher (comme Moira O'Dannan dans Les Celtiques). Le personnage éponyme en est un lui-même, de romantique : âme de l’inachevé et de l’infini. Il ne s’engage jamais, il est en quête d’or plus par hédonisme et goût de l’aventure que par goût du luxe. Il n’achève jamais ce qu’il entreprend, ni avec les femmes, ni dans ses chasses au trésor. C'est un personnage détaché et dégagé, aussi simple que dandy. C'est surtout un esthète qui agit par souci d’élégance plus que par convictions. Il se défend face à la mort, mais serait probablement capable de se laisser crever si l’occasion lui permettrait d'en finir avec désinvolture – qu’on puisse le voir ou non.
Enfin, Corto, c’est tout un monde de possibilités qui jaillit avec d’autant plus d’abondance que les albums qu’on a sous la main n’assouvissent jamais toute notre curiosité, elles l'ouvrent avec générosité. C’est un peu le même phénomène qu'avec Rimbaud en Afrique : on n’a rien sinon quelques notes, on a donc l'imaginaire infini comme terrain de jeu. Voilà les voyages, les îles plus vertes que le songe, de mers, et Venise puis les Caraïbes tour à tour, Vivaldi puis une bossa nova nonchalante. Oh, et il y a ce grand monde dont on aperçoit quelques forts caractères, ce monde de personnages énigmatiques, passionnés et détachés : Pandora, Raspoutine (alter-ego pirate de celui que l'histoire a retenu), Bouche dorée, Hernestway (c'est-à-dire Ernest Hemingway), Jack London, Ungern, Jeremiah Steiner (autrement dit Rudolf Steiner), Herman Hesse, Joseph Staline, le Baron rouge, le Moine, Gabriele D'Annunzio… à ces représentations s’en mêlent d’autres qui sont de nos lectures : le splendide cortège d’Amers, Ulysse, Pierrot le fou, le Sanders de Roger Nimier... nous accueillons tous ceux qui se présentent.
C’est cette proliférations évocative, cette généreuse et belle abondance, que nous espérons donner à nos lecteurs à travers le Canard sauvage, d'où notre attrait pour la citation, au détour d’une phrase, de tel ou tel bonhomme, de telle ou telle bonne femme du cinéma ou de la littérature (en se passant souvent de présentations). Il s'agit de susciter le plaisir de la reconnaissance ou l'attrait d'une curiosité renouvelée ; ce n’est pas un exercice de snobisme, c'est comme un ami qui vous présenterait une œuvre, qui parlerait de ce qu'il aime, dans un langage qui ne cherche pas à réduire la chose à des généralités mais à capter sa singularité.
Cette forme (l'évocation d'une œuvre seule ou de plusieurs en miroir) rend compte d'un rapport intime à l'art, comme un fourmillement de figures et de gestes enchevêtrés, tous familiers, faits d'échos, de contradictions, de vie en somme... Julien Gracq souligne dans un de ces recueils de lecteur que notre monde littéraire ne se réduit pas aux livres qu’on a lu : s’y mêlent quelquefois avec beaucoup de force une simple phrase qui nous a saisi, tel vers ou telle citation célèbre dont on ne maîtrise peut-être pas le sens exact. Et dans le même sens, Yves Bonnefoy (« Lever les yeux de son livre », nrf psychanalyse 1988), en évoquant Proust dans un article, s'opposait à la tendance des structuralistes à parler sans cesse du texte : on ne lit pas un texte, on lit un livre, on lit un bouquin qui a une odeur, un grain, une mise en pages particuliers. Autrement dit les noms et les souvenirs se mêlent, et seule une approche de l'œuvre par l'ébauche, plutôt que par la critique exhaustive et définitive, est apte à rendre compte de cette joie... D'ailleurs Corto Maltese lui-même est né d'un tel entremêlement, en l'occurrence avec le cinéma américain : son nom provient du Faucon maltais, son premier visage est celui de Burt Lancaster (comme Belmondo puis Charles Bronson ont été des modèles de Blueberry pour Giraud).
« La lecture : ce qui met en mouvement la mémoire, son imaginaire, sa mémoire imaginaire. La lecture : ce qui nous porte ailleurs, au plus intime et au plus étranger de soi, ce qui réveille des désirs secrets, en fait naître l'inattendu, ce qui donne à désirer. La lecture : "miracle fécond d'une communication au sein de la solitude" (Proust). » (Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre »)
Il s’agit donc pour les rédacteurs du Canard – tâche à laquelle ils s’attèlent depuis plus d’un siècle mais qu’il peut être bon de préciser à l’occasion de notre passage sur internet – de manifester cet excès que l’on ressent par rapport ce que l'on pourrait dire en toute objectivité (dans un discours construit et sans contradictions) d’une œuvre cinématographique, littéraire ou autre trucs encore (une bande dessinée, par exemple) : au lieu de décrire le dessin de Pratt, évoquer le sel, les embruns, le voyage, le détachement, tous ces termes généraux qui ne visent qu'une réalité bien singulière et que l’on retrouve dans Corto.
« J’ai rêvé, l’autre soir, d’îles plus vertes que le songe... » (Nous y revenons.)
C’est à notre sens une des plus belles phrases de la littérature française, en ce recueil de Saint-John Perse où se croisent des échos à l’Odyssée, aux rites de la mort et de la vie, au Cantique des cantiques, à l’impérieux désir – « … Amour, amour, qui tiens si haut le cri de ma naissance, qu’il est de mer en marche vers l’Amante ! » ce recueil qui s'emplit d'une surabondance évocatoire et révérente sans cesse déchargée, comme un afflux de vagues aux bords d’une grève. « J’ai rêvé, l’autre soir, d’îles plus vertes que le songe... » : cela évoque assez bien Corto Maltese. Il nous semble bon d'ouvrir notre évocation (plutôt que la clore) par cet appel poétique, puisque c'est de cela qu'il est question, d'une humeur, d'un vague qui est ce désir ébauché mais dont la puissance ne souffre pas de cette imprécision, bien au contraire. Ces vertes îles, c'est bien Corto Maltese et son univers de songes d'un noir-et-blanc exotique : l'indéfini y est source d'où le rêve peut jaillir. Alors, comme les amants de Saint-John Perse, l’auteur de cet article espère avoir témoigné, ce soir – non en l’honneur de la mer mais en l’honneur de Corto Maltese... ce qui au fond revient au même !
Sauvagement vôtre...
Ernest-Hilare de la Motte-Flanquin